Émile FRIANT (Dieuze, 1863-Paris, 1932),
Les amoureux (Soir d’automne), 1888.
Huile sur toile, 111 x 145 cm, Nancy, Musée des Beaux-Arts.
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Jusque dans un passé récent (les années 1970), la musique de Gabriel Fauré avait été reléguée au purgatoire car
jugée surannée et peu aventureuse à l’aune des compositions qui s'autoproclamaient alors modernes. Il s’est heureusement, depuis, trouvé des artistes, hélas pas assez nombreux en France, pour
défendre un compositeur bien plus original que ce qu’on avait supposé, dont une des singularités est d’avoir réservé, à une époque où ce n’était pas à la mode, la plus large part de sa
production, dont on connaît aujourd’hui surtout le Requiem et la Pavane, à la musique de chambre et à la mélodie. Témoin de ce regain d’intérêt, deux intégrales de ses
Quatuors avec piano paraissent simultanément en ce début 2010, et c’est une belle occasion de nous arrêter un peu sur ces œuvres, en nous appuyant sur l’interprétation que le Trio
Wanderer, auquel s’est joint pour l’occasion l’altiste Antoine Tamestit, vient de faire paraître chez Harmonia Mundi.
« Il n'y a pas encore bien longtemps, quinze ans peut-être, un compositeur français, qui avait l'audace
de s'aventurer sur le terrain de la musique instrumentale n'avait d'autre moyen de faire exécuter ses œuvres que de donner lui-même un concert, d'y convier ses amis et les critiques. Quant au
public, au vrai public, il n'y fallait pas songer ; le nom d'un compositeur, à la fois français et vivant, imprimé sur une affiche avait la propriété de mettre tout le monde en
fuite. »
Camille Saint-Saëns, « La Société nationale de musique », dans Le Voltaire, 27 novembre 1880
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Dans la France du XIXe siècle, il était effectivement difficilement envisageable pour un compositeur
d’espérer obtenir succès et reconnaissance en produisant des œuvres instrumentales, le public parisien ne jurant alors que par l’opéra, si possible italien. Pour autant, à l’instar de la
symphonie, les créateurs n’ont jamais cessé, durant cette période, d’écrire de la musique de chambre, dont l’exécution trouvait alors sa place naturelle dans le milieu raffiné des salons. La
création, le 25 février 1871, sous l’impulsion de deux proches de Fauré, Camille Saint-Saëns (photo ci-dessus) et Romain Bussine, de la Société nationale de musique allait changer la donne.
Regroupant sous la bannière Ars gallica une poignée de musiciens, son but était de permettre aux jeunes compositeurs français de présenter leurs œuvres au public. En dépit de débuts
difficiles, le rayonnement de la Société ne cessera de s’affirmer tout au long des années 1880, aboutissant à un véritable renouveau de la musique française.
Les deux Quatuors avec piano de Fauré (portrait ci-contre) ont été créés dans le cadre des concerts de la Société, le premier, en ut mineur, le 14 février
1880, le second, en sol mineur, le 22 janvier 1887, avec, à chaque fois, le compositeur au piano. Le Quatuor avec piano en ut mineur (opus 15) a été composé entre 1876 et 1879, mais
son Finale fut entièrement réécrit à la suite de la première audition ; l’œuvre, telle que nous la connaissons aujourd’hui, a été donnée le 5 avril 1884. L’élaboration de ce quatuor a été
lente et discontinue, notamment parce qu’elle a pris place dans une période troublée et douloureuse de la vie du compositeur, accaparé par ses charges à la Madeleine et meurtri par la rupture
de ses fiançailles avec la fille de Pauline Viardot, Marianne, en octobre 1877. Sans vouloir à tout prix relier étroitement biographie et création, il semble néanmoins probable que le
Quatuor en ut mineur porte témoignage, au travers du romantisme enflammé de son premier mouvement et du pathétique maîtrisé de son Adagio, des espoirs et des déchirements qui
sous-tendent sa genèse. Celle du Quatuor avec piano en sol mineur (opus 45, et non 55 comme indiqué sur la pochette du disque), œuvre dans laquelle Jean-Michel Nectoux voit avec
justesse un des actes inauguraux de la « seconde manière » fauréenne, marquée par une fermeté et une décantation grandissantes, est, en revanche, obscure. Sans doute composé entre
1885, année de la mort du père de Fauré, et 1886, on ne possède à son sujet qu’une indication tardive, donnée par le compositeur dans une lettre à sa femme datée du 11 septembre 1906 :
« Ce n’est guère que dans l’Andante [en fait, un Adagio non troppo ; cette notation permet néanmoins de donner une idée du tempo souhaité par le compositeur] du Second
Quatuor que je me souviens avoir traduit, et presque involontairement, le souvenir bien lointain d’une sonnerie de cloches qui, le soir, à Montgauzy [village où Fauré passa son enfance]
nous arrivait d’un village appelé Cadirac lorsque le vent soufflait de l’ouest […] ». Ce mouvement paisiblement crépusculaire, dont les irisations annoncent Ravel et Debussy, prend place
dans une œuvre où se côtoient fougue houleuse et plages de quiétude, mais dont l’impression d’ensemble fait surtout percevoir, certes canalisée par une admirable maîtrise formelle, l’agitation
d’une âme profondément tendue et inquiète.
La discographie récente des deux Quatuors avec piano de Fauré était jusqu’ici dominée par la très belle version des Domus
(Hyperion CDA66166, 1986), dont le choix de tempos est d’ailleurs identique, à une poignée de secondes près, à l’enregistrement qu’en proposent aujourd’hui le Trio Wanderer (photo ci-dessus) et
Antoine Tamestit (photo ci-dessous). Autant le dire d’emblée, les qualités de ce dernier, sans occulter la réussite de la première, l’installent au même niveau, mais dans une optique assez
différente. Les interprètes délivrent, en effet, une vision particulièrement engagée et sanguine, très « physique » de Fauré, à mille lieues de l’image de compositeur compassé qui
s’attache encore trop souvent à lui. Il n’y a, en effet, rien de mièvre ou de « joli » dans cette interprétation où les traits fusent et claquent, sans que jamais ce côté bouillonnant
devienne, pour autant, synonyme d’outrance ou d’agressivité. On perçoit ainsi aisément, par exemple, la manière dont le Quatuor en ut mineur, en particulier en son premier mouvement,
se souvient des modèles hérités du romantisme germanique, comme le Quatuor avec piano en mi bémol majeur de Robert Schumann (opus 47, 1842), tandis que le caractère tendu et inquiet du
Scherzo du Quatuor en sol mineur a rarement paru aussi palpable. Les choix interprétatifs adoptés permettent également aux Finales des deux quatuors de se déployer avec une implacable
énergie, projetant sans cesse le discours en avant sans donner cependant le sentiment de presser importunément le pas.
Ceci voudrait-il dire que ce Fauré est univoquement vigoureux ? Assurément non et si cette version des Wanderer et de Tamestit
est une réussite, c’est justement parce qu’elle sait talentueusement conjuguer un mordant à tort rarement osé dans ce répertoire avec la subtilité, la sensibilité et cette gravité sans lourdeur
qui font le prix de la musique de Fauré. Le Scherzo du Quatuor en ut mineur virevolte facétieusement, la confidence, d’un lyrisme poignant, de son Adagio s’épanche sans jamais se
répandre en sensiblerie déplacée, tandis que la mélancolie apaisée de l’Adagio non troppo, parfaitement restitué comme tel, du Quatuor en sol mineur fait voyager dans un paysage
intérieur, loin de tout pittoresque, aux harmonies subtilement pré-debussystes. On aurait pu craindre que le fait d’intégrer un membre extérieur à un trio habitué à faire de la musique ensemble
se soldât par une certaine hétérogénéité de son ou d’inspiration. Il n’en est heureusement rien et si chaque musicien a, à un moment ou à un autre, l’opportunité de briller individuellement, ce
quatuor improvisé fait preuve d’une superbe écoute mutuelle, additionnant ses talents pour les mettre sans réserve au service des œuvres qu’il interprète.
À l’instar du récent enregistrement des Impromptus de Schubert par Alexei Lubimov que je chroniquais
ici, un des grands mérites, à mes yeux, de cette interprétation des Quatuors avec piano de Fauré est sa spontanéité, son allant, la manière
dont elle s’adresse, si j’ose dire, à l’auditeur les yeux dans les yeux, sans néanmoins céder en rien quant à l’excellence tant du jeu que de la conception. Grâce à ce remarquable disque, le
Trio Wanderer et Antoine Tamestit apportent, à qui en doutait encore, une nouvelle preuve que, loin du cliché d’ennui poli dans lequel il s’est longtemps trouvé enfermé, Fauré est un
compositeur aussi passionné que passionnant, sur lequel tout est loin d’avoir encore été dit.
Gabriel FAURÉ (1845-1924) : Quatuors avec piano, en ut mineur, opus 15, en sol mineur, opus
45.
Trio Wanderer (Jean-Marc Phillips-Varjabédian, violon, Raphaël Pidoux, violoncelle, Vincent Coq, piano) &
Antoine Tamestit, alto.
1 CD [durée totale : 62’31”] Harmonia Mundi HMC 902032. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Quatuor avec piano en ut mineur, op.15 : 3e mouvement, Adagio.
2. Quatuor avec piano en sol mineur, op.45 : 4e mouvement, Finale. Allegro molto.
Illustrations complémentaires :
John Singer SARGENT (Florence, 1856-Londres, 1925) : Gabriel Fauré, c.1889. Huile sur toile,
Paris, Musée de la musique.
La photographie du Trio Wanderer est de Marco Borggreve.
La photographie d’Antoine Tamestit est d’Éric Larrayadieu.