La bande était organisée par les dirigeants locaux et régionaux de l’ANC (African National Congress), soutenus par la police locale. Après avoir été appelée, la police n’a pas arrêté les agresseurs (ANC) mais treize membres du Comité de développement de Kennedy Road, filiale de l’AbM. Bien que six des prisonniers aient été depuis libérés sous caution, cinq autres marinent encore en prison. Au tribunal, pendant les audiences, les militants locaux de l’ANC se sont mobilisés, exigeant que le juge refuse d’accorder la libération sous caution et menaçant les partisans de l’AbM dans le prétoire même. Les prisonniers restants avaient besoin de toute urgence du soutien international pour les audiences de la mi-janvier 2010, qui devaient décider des libérations sous caution.
Il est difficile d’établir les origines de ces attaques, mais elles remontent aux années qui ont suivi la chute de l’apartheid ; elles s’enracinent dans la déception toujours plus grande née des promesses non tenues et des espoirs brisés depuis 1994, dans la désillusion qui engendre ce qu’on appelle en Afrique du Sud « la mine d’or », l’enrichissement personnel et la corruption – et dans la « Grande Trahison » de l’ANC.
Pendant l’apartheid, l’ANC est toujours restée ambiguë quant à ses buts ultimes. Ceci était en grande partie dû à la division du travail tacite entre l’ANC et le PCSA (Parti communiste sud-africain), dont l’alliance constituait la colonne vertébrale de la lutte anti-apartheid. La révolution sud-africaine était censée se dérouler en deux étapes : l’ANC dirigerait la révolution « démocratique » contre l’apartheid,puis le PCSA interviendrait et guiderait la révolution vers le socialisme, qui lui succéderait.
Mais en 1996, l’ANC abandonna toute velléité d’adopter la politique keynésienne de développement que beaucoup de gens attendaient. Au lieu de quoi le parti nationaliste noir a embrassé le programme GEAR (Growth, Employment and Redistribution – croissance, emploi et redistribution) préconisé par le FMI, alors que l’Afrique du Sud n’était pas en défaut de paiement et avait une faible dette extérieure. En dépit de son nom, GEAR n’avait pas grand-chose à voir avec la distribution des revenus et de meilleures conditions pour les pauvres et les chômeurs. Au contraire, le GEAR a conduit à des destructions d’emplois massives et à la pauvreté, car il s’agissait en fait d’un programme d’ajustement structurel destiné à attirer des investissements étrangers en Afrique du Sud.
Ces destructions d’emplois ont affaibli le pouvoir syndical en contraignant les syndicats à s’allier plus souvent avec le parti au gouvernement. C’en est bien fini de ces mouvements de base extra-syndicaux des années 1980, tels ceux des usines automobiles de Port Elizabeth où les ouvriers brûlèrent les effigies des représentants syndicaux traîtres et apportèrent de faux fusils en carton sur les chaînes pour les braquer sur les contremaîtres. Alors qu’il y a encore des grèves, pour certaines très militantes, et plus puissantes que dans bien d’autres pays, elles sont de plus en plus souvent défensives plutôt qu’offensives et reflètent le renversement de l’équilibre des forces.
En raison de ces tendances, le niveau de vie des pauvres et de la classe ouvrière s’est effondré depuis la mise en œuvre du GEAR. Un article de l’hebdomadaire électronique Pambazuka News résume la situation actuelle : le niveau de développement humain est à présent plus bas qu’en 1994 et l’Afrique du Sud a dépassé le Brésil car on y relève l’écart le plus grand entre riches et pauvres. Mais alors que beaucoup de gens ordinaires peinaient à survivre, apparaissait le contraste avec les dirigeants de l’ANC, qui s’enrichissait dans ce processus. Il n’était pas rare que dans la nouvelle Afrique du Sud un ancien camarade, à présent plus âgé, chômeur et sans perspective réaliste de retrouver un emploi, croise d’autres anciens camarades dans leur Mercedes. Ce que le sociologue sud-africain Michael Neocosmos appelle « séquence de construction de l’élite », avec une bourgeoisie noire sud-africaine autochtone, et particulièrement visible sous le régime Mbeki, était en fait en devenir depuis un certain temps. L’élection récente de Jacob Zuma et la scission au sein de l’ANC qui a poussé Mbeki à décamper avec une importante minorité pour former un parti rival, n’est pas tant la marque d’un changement d’orientation fondamental que d’une brouille interne concernant le meilleur moyen de s’attribuer les butins à venir et la stratégie à suivre en cas de montée trop rapide du mécontentement ou des attentes.
Pourtant, depuis le milieu des années 2000, sont apparues des luttes, petites mais significatives, qui impliquent ceux qui vivent dans des logements indignes et travaillent, lorsque c’est le cas, dans la précarité de l’économie informelle et luttent contre les privatisations, les expulsions, les coupures d’eau et d’électricité. La base de ces luttes plutôt communautaires, ce sont les occupations illégales qui essaiment dans les grandes villes et leurs banlieues et dans certaines campagnes à cause de la crise du logement actuelle en Afrique du Sud. Reliés entre eux de manière assez lâche dans l’Alliance des peuples pauvres, des mouvements comme l’AbM, la Campagne anti-expulsions du Cap Ouest, le Mouvement des sans-terre et Abahali baseplasini (Réseau Rural) ont utilisé l’action directe contre la politique du gouvernement et la négligence institutionnelle. Voici les tactiques que ces mouvements ont utilisées :
- passer derrière les fonctionnaires qui enlèvent les compteurs d’eau (nécessaire à la fois pour obtenir de l’eau et pour la facturation) en cas de non-paiement et les remplacer par des tuyaux qui fournissent de l’eau et sont aussi plus difficiles à démonter ;
- empêcher les autorités d’expulser des familles en se regroupant avec d’autres résidents en encerclant les cabanes ; incendier des voitures pour faire diversion et détourner la police au cours des expulsions. Si les expulsions ont lieu néanmoins, réintégrer les familles dès que possible ;
- empêcher les autorités de confisquer les possessions des résidents pour payer les dettes de scolarisation des enfants ;
- refuser de participer à la politique des partis et réunir des assemblées générales pour décider des actions et des méthodes. Par exemple, certains groupes ont organisé des boycottages lors d’élections récentes avec ce slogan : « Pas de terre, pas de maison, pas de vote ! » ;
- en 2009,pendant les attaques xénophobes contre des immigrants africains dans les townships, des groupes comme la Campagne anti-expulsions du Cap Ouest mirent en place rapidement des comités de rue composés en parts égales d’immigrants et d’autochtones, ce qui réussit à désamorcer la violence potentielle.
Ces mouvements refusent d’attendre que le gouvernement agisse et ils ne demandent pas d’autorisations, car la Constitution comporte déjà de belles déclarations, jamais mises en œuvre, qui garantissent un logement décent et un emploi stable. Ils font donc au contraire tout ce qu’il faut pour faire respecter ce qu’ils appellent leur droit de vivre. Comme l’affirmait un participant à la Campagne anti-expulsions du Cap Ouest : « Ce sont des choses pour lesquelles nos ancêtres se sont battus et sont morts. Elles nous appartiennent de droit. »
En réaction à ces zones de refus, de taille réduite mais en nombre croissant, qui échappent réellement au contrôle du gouvernement, l’ANC n’a cessé de dénoncer une « culture du non-paiement », des « éléments criminels, » des « ultra-gauchistes », et a parfois organisé des interventions brutales. Par exemple en 2007, la police a tiré sur des manifestants à balles réelles et avec des balles de caoutchouc lors d’une manifestation pour le logement à Protea South à Gauteng. Un journaliste de Durban qui enquêtait sur les attaques policières contre les squatters de Pinetown cette même année a été enlevé et sérieusement battu. Dans d’autres cas, l’ANC a utilisé la carotte, en cooptant des « responsables » avec des bourses et des postes dans la hiérarchie locale du parti, ou en attirant des organisations indépendantes dans l’orbite des ONG en tant que consultants juniors pour représenter la « société civile » devant l’Etat.
Mais la férocité des récentes attaques contre les squatters pourrait annoncer un changement dans la politique du gouvernement actuel. Comme le fait remarquer un observateur écrivant après les incidents de Pemary Ridge, c’est l’expression d’une forme particulière de politique étatique apparentée aux politiques du colonialisme et de l’apartheid, qui considèrent comme ennemie une certaine partie de la communauté.
Il se pourrait alors que la répression soit intentionnelle, signe d’un glissement furtif ces dernières années, en dépit des scissions, des dissensions et des appétits rivaux au sein de cette bureaucratie, glissement vers un autoritarisme croissant dans la conduite de l’ANC ou même vers une « ZANU-isation » partielle de l’ANC, par référence au parti de Mugabe dans le Zimbabwe voisin, d’abord évoquée de façon hypothétique et rapidement écartée par Jeremy Cronin du PCSA pendant l’ère Mbeki. Il est trop tôt pour dire si les attaques sont dues à des facteurs spécifiques locaux et régionaux ou si elles proviennent de nouvelles directives nationales en vue d’une politique de tolérance zéro.
Il est clair que l’ANC jouit encore à présent d’un soutien populaire réel et conséquent en raison de sa visibilité, de son courage et de ses sacrifices pendant l’apartheid. Mais déjà se multiplient des signes que ce support ne durera pas éternellement, et les dirigeants les plus clairvoyants devraient en tenir compte. Au fur et à mesure que la vieille génération s’éteint et que les souvenirs s’effacent, l’éclat de la lutte sera inévitablement terni et le parti ne pourra plus puiser dans les souvenirs personnels de la vie sous l’apartheid. Son capital politique et sa capacité à trouver un équilibre entre des intérêts divergents en seront affaiblis. Les pressions internes et externes s’accumuleront, surtout si l’Afrique du Sud se retrouve engluée comme le Japon dans une stagnation économique de longue durée à cause de la récession mondiale.
Mais les inquiétudes au sujet des conséquences sociales de la récession qui commence à envahir l’Afrique du Sud doivent être aussi prises en compte comme facteur plus pressant à l’origine des agissements du gouvernement. Avec raison, le gouvernement redoute que des tensions sociales croissantes ne menacent de déborder l’endiguement habituel négocié par les partis officiels. Dans ce cas, on peut envisager la violence d’Etat sous un jour différent, comme une frappe préventive et un avertissement déguisé à la population dans son ensemble de ne pas dépasser les bornes.
Ces organisations locales de pauvres, actuellement relativement petites et impuissantes (du moins si on les compare aux nombreux millions de Sud-Africains désespérément pauvres et vivant dans des conditions atroces), pourraient tout à coup, si les circonstances s’y prêtaient, entraîner, accroître et transformer le sentiment anti-gouvernemental en quelque chose de beaucoup plus puissant et beaucoup plus menaçant, à la fois pour l’ANC et pour les intérêts financiers sud-africains.
C. P.
Ce texte est paru dans Echanges n°131 (hiver 2009-2010)