Le terme « terrorisme » appliqué aux intellectuels est un bien grand mot - mais après tout, ils exigent de s’engager. Il est cependant l’un des gros maux de notre époque, tout particulièrement en France. Il s’agit de l’application totalitaire de la bonne conscience. Hypocritement, on continue d’affirmer les grands mots de liberté d’expression et de démocratie d’opinion ; dans la réalité un microcosme intello-médiatique règne sans partage et vise à ôter la parole à tout contradicteur en le désignant comme bête à abattre.
La bonne conscience est Tartuffe, la bonne conscience est pensée unique, la bonne conscience est dictatoriale.
La France, depuis la Ligue catholique n’a jamais renoncé aux guerres de religion. A croire qu’elle ne se sent politique que lorsqu’elle attise la guerre civile. Fille aînée de l’Eglise, elle a écrasé toutes les déviances, des Cathares aux Protestants ; devenue révolutionnaire, sa mission a été d’exporter la liberté dans toute l’Europe et jusqu’aux Etats-Unis – mais pas une liberté de faire - plutôt une liberté-contrainte qui est d’obéir à la tyrannie majoritaire, à l’étroite cléricature qui dicte ce qui est vrai, à la technocratie qui exige de se faire obéir du bas-peuple - forcément ignorant et volage.
La Terreur, les historiens l’ont montré, n’est pas une exception dans le cours de la Révolution, mais l’aboutissement de la conception rousseauiste du peuple en armes, du citoyen sans cesse mobilisé, de la mission révolutionnaire d’éradiquer toute déviance.
Il n’est pas étonnant que, depuis 1945, ce soit la gauche qui ait eu le plus recours à cette forme de terrorisme intellectuel. Mais, Sévillia le montre, la droite n’est pas en reste. Par mimétisme ou par culture catholique-révolutionnaire commune, il s’agit toujours de coloniser les esprits. Les intellos sont chargés de mission comme jadis les gens d’église. Envoyés dans les médias plutôt qu’aux colonies, ils doivent avec les mêmes moyens évangéliser les « sauvages ». Ceux-ci sont-ils citoyens comme eux-mêmes ? Il faut donc s’en fabriquer de faux sur mesure pour mieux les combattre !
« Les circonstances varient mais le procédé reste le même. Il consiste d’abord à imprimer dans l’imaginaire du pays un archétype du mal. Depuis la guerre, cette funeste figure a été incarnée par le fasciste, le capitaliste, l’impérialiste, le colonialiste, le xénophobe, le raciste, le partisan de l’ordre moral. Ces étiquettes, au minium déforment la réalité ; au pire, elles mentent. Collées par des mains expertes, elles revêtent un sens indéfini, dont l’élasticité permet d’englober tout ce que les idéologues vouent aux gémonies.
« Ensuite, la technique habituelle consiste à assimiler l’adversaire à l’archétype du mal. L’effet de cet amalgame est radicalement dissuasif : qui prendrait le risque, par exemple, d’être traité de fasciste ou de raciste ?
« L’accusation peut être explicite, ou s’effectuer par insinuation, ouvrant la porte au procès d’intention : tout opposant peut être attaqué non sur ce qu’il pense, mais sur les pensées qu’on lui prête.
« Manichéisme oblige, une autre logique s’enclenche en dernier lieu : la diabolisation. Pas question de discuter pour convaincre : il s’agit d’intimider, de culpabiliser, de disqualifier » p.10.
Pas de complot organisé (même si le Kominform l’a initié après guerre). Il s’agit surtout de la connivence d’un milieu étroit, doctrinaire, issu de la même génération, qui fait réseau. Il s’épanouit en force dans le centralisme français ! Etonnez-vous après ça que les média n’aient rien compris au vote Le Pen en 2002, au « non » au traité européen et à la révolte des banlieues en 2005, au dégonflement de la baudruche socialiste en 2009 ? C’est que technocrates de droite et intellos de gauche ont leur bonne conscience – mais celle-ci les aveugle ; ils n’écoutent pas. Toute nuance est pour eux un crime de lèse-vérité et tout « non » un symptôme de maladie mentale. Cet esprit stalinien ouvrirait volontiers des camps de rééducation comme Mao le fit, après Lénine et Staline, pour mettre les mains des intellos dans la merde des champs, ou comme Pol Pot le réussit si bien en vidant les villes du Cambodge de millions de citoyens ravalés au rang de bêtes. Quatre bourreaux que les intellos français ont fort adulés, de Sartre à Sollers en passant entre autres par Aragon, Jean Lacouture ou Jean-Marie Domenach. Qu’importent les morts à ceux qui veulent construire ici-bas l’utopie ?
Aucun procès en révisionnisme ne sera fait à qui déclare tranquillement que les millions de morts dans les camps soviétiques, maoïstes ou cambodgiens ne sont que “des détails” de la guerre froide… Ou que les idéologues ne sont “pas très catholiques”.
A gauche, les aveuglements missionnaires ne manquent pas :
• l’URSS était un paradis, de même que Mao, Fidel Castro, Ho Chi Minh, Pol Pot, allaient, du simple fait de libérer leurs peuples de l’oppression étrangère, installer un régime idéal où les droits de chacun seraient positifs ;
• la décolonisation devait résoudre par miracle tous les problèmes dus – forcément – au colonialiste mâle, blanc et de droite (en oubliant que les socialistes Mitterrand, Mollet et Lacoste étaient pour l’Algérie française…) ;
• mai 68 allait forcément libérer les énergies, à commencer par celles du sexe, pour rendre la société apaisée et gentille, sans ego ni exploitation ;
• en 1981, les intellos de gauche « croyaient quitter la nuit pour entrer dans la lumière » (Jack Lang) – tout en affirmant que la démocratie se résume à la dictature de la majorité (Laignel, député) ;
• en 1985, cinéastes, metteurs en scène et chanteurs soutenaient que l’immigration devait être libre et que tout sans papiers se devait d’en avoir – et qu’importe à ces nantis habitant les beaux quartiers et les villas sécurisées de Côte d’Azur, la cohabitation des banlieues et l’impuissance de l’école quand 70% des enfants parlent à peine le français.
A droite, l’aveuglement technocratique est de la même eau :
• il faut être atlantiste, même si les Etats-Unis n’en font qu’à leur tête et que la France n’a pas son mot à dire ;
• il faut être pro-européen, même si la bureaucratie s’emballe et régente la taille des bouchons ou la production au lait cru, même si les diplomaniaques « croient » en la vertu d’intégrer la Turquie, voire le Maroc et l’Algérie ;
• il faut encourager l’immigration pour une société « métissée » car le système social ne saurait subsister sans l’apport incessants de nouveaux actifs ;
• il faut être dérégulateur et ouvert à tous marchés, car le progrès économique se mesure à l’aune du monde – et tant pis pour les chômeurs, les in-requalifiables, les prises de contrôle étranger sur les fleurons industriels ;
• il faut être pour la mondialisation par principe car la nation est un concept dépassé – comme on l’a si bien vu dans les Balkans après la mort de Tito.
Ce n’est pas affirmer une opinion, ou de se tromper, qui est en cause dans ce petit livre – mais l’arrogance de vouloir l’imposer à tous par des moyens totalitaires. Au mépris de l’intelligence (ce ‘bon sens’ dont est doté tout homme selon les Lumières), au mépris du débat argumenté (seule base solide du régime démocratique), au mépris des citoyens (relégués comme ignares, donc ’sous-hommes’ bons pour la schlague ou la psyhiatrie).
Le relais est pris aujourd’hui par l’islamisme (émergence plus récente, Sévilla n’en parle pas) : les mêmes procédés de diabolisation et d’intimidation sont à l’œuvre, servis par la naïveté des « compagnons de route » qui – en toute bonne conscience – défendent la cause palestinienne et le droit pour chacun de pratiquer sa religion. Amalgame, dénonciation pour déviance imaginaire, braillements pour couvrir tout débat – comment la démocratie peut-elle survivre, elle qui fait de l’expression publique libre le ressort de son fonctionnement ?
En quelques 300 pages, avec index, le lecteur cavalera dans les 60 dernières années, révisant les polémiques déjà oubliées et les regardant désormais d’un autre œil. Un seul manque à ce volume qui se lit d’une traite : une comparaison internationale. Le storytelling blairiste, la pensée unique financière, les manipulations des néo-conservateurs américains, l’investissement légal de Berlusconi dans les médias – tout cela est manipulation électoraliste.
S’il est une exception française, c’est bel et bien l’intolérance intellectuelle !
Jean Sévillia, Le terrorisme intellectuel, 2000, réédition avec postface 2004, collection de poche Tempus, Perrin, 303 pages, 8,5€
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