Dernière scène de Cinema Paradiso. Le gars s’écrase lentement dans son banc, alors que les larmes surgissent dans ses yeux. Il revoit toutes les scènes autrefois mises à l’index par le curé du village, le vieux projectionniste les ayant montées sur bobine pour lui. Son enfance comme l’histoire de son amour du cinéma défilent dans sa tête. Comme lui, je m’écrase dans le fauteuil rouge de notre salon. Les images des quatre dernières semaines sont projetées dans ma tête. La voiture qui bouge, le chauffeur qui prie, le Carribean Market qui s’écrase, les blessés qui courent, les morts qui dorment déjà. L’image de moi-même qui, les matins des premiers jours, se réveille en pleurant. Depuis ces 50 secondes d’enfer, les images de destruction s’incrustent sur ma rétine et mes oreilles sont saturées d’histoires tragiques. Comme un sas de décompression avant d’entrer au cœur. Les chocs sont multiples, tout autant que leurs répliques.
Après un mois, les plaies se sont infectées. Les sismologues comprennent un peu mieux ce qui s’est passé. Les haïtiens comprennent une fois de plus que leur État n’a pas réussi à les inscrire au centre des priorités, au centre des intérêts. Près d’un million de personnes dorment dans des camps improvisés. Des centaines de milliers ont quitté pour les provinces. Ils sont presqu’un million à avoir perdu l’habitude de manipuler une fourchette. Les brigands retrouvent peu à peu leur terrain de jeu. Les haïtiens savent que ce nouvel enfer durera longtemps. La communauté internationale se démène comme jamais pour aider, mais ne sait pas où sont les problèmes. Quels sont les problèmes. Ne sait pas proposer des solutions, ne sait pas par où commencer. Les vieilles habitudes des pays riches ont déjà repris leur place, des promesses de cash et de béton tombent sur le Ayiti.
On entend ou lit partout que les haïtiens devront être associés à la planification de la reconstruction. Qu’on devra partir de leurs besoins. Mais lesquels, les besoins de qui ? Ceux que l’État définira ? Presque tous, et j’en suis, ont décrié l’absence d’État dans la crise actuelle. J’ai entendu des leaders politiques reconnaître leur impuissance. L’État peut-il participer de manière active et originale à la reconstruction de Port-au-Prince ? Les doutes sont nombreux. L’absence d’une société civile capable de définir les besoins de la population est un autre frein à cette collecte de besoins, maintenant que les pays riches ont collecté de l’argent. Quand au Québec on décide de développer un nouveau projet, des centaines d’organisations sont capables de venir exprimer les opinions et les besoins de leurs membres. Comme citoyen ordinaire (dans la mesure où il en existerait des extraordinaires), tu te retrouves représenté des dizaines de fois. Syndicats, groupes d’intérêt, chambres de commerces, organisations communautaires, partis politiques, ordres professionnels, tutti quanti. La société organisée tout entière s’exprime. Ici, les efforts de la communauté internationale pour créer cette société civile active politiquement ne donnent pas encore les résultats souhaités.
On se butte également à une forme d’individualisme amplifié par une survivance quotidienne pour le 80% de la population qui vit avec moins de 2$ US par jour. Le proverbe haïtien ‘tout koukouy klere pou je-l’ (Chaque luciole fait de la lumière que pour elle-même) malheureusement connu de tous devra perdre de son panache. Les actions individuelles des pays riches comme celles de chacun des haïtiens vont nous foutre dans le même bordel, même avec des bâtiments antisismiques. Plus de 30 coups d’état et plusieurs décennies de dictature limitent la capacité de plusieurs à faire confiance à toutes formes d’espaces collectifs. Les meilleurs débateurs du monde ne font malheureusement que parler. La reconstruction sera colelctive ou ne sera pas : ‘La vie normale ne peut pas reprendre que pour une seule personne’, dixit Florence, une collègue.
C’est sûrement un des problèmes que les Haïtiens devront transcender pour reconstruire (construire disent plusieurs) Port-au-Prince et tout ce qui y niche. Comment nous, des organisations internationales, serons en mesure de les accompagner dans ce passage ? Voilà l’un des défis des organisations internationales et d’États mobilisés par des agendas différents, pour ne pas dire contraires. Cette complication d’intérêts, souvent reliés à des politiques internes des agences et organisations associées au développement, se conjuguera à des enjeux politiques sur la scène des relations internationales. Comment les instances politiques au plan international (je pense ici à l’ONU mais également à certains grands fonds) de cette planète seront en mesure de s’inscrire dans une action politique forte, sensible et claire. On ne peut rester encore longtemps dans ce vieux discours de la ‘non ingérence’, rappelons-nous de ce qui s’est passé au Rwanda… Des haïtiens nous le demandent ; n’attendons pas qu’ils nous le rappellent.
Heureusement, parmi les images que mon cerveau visionne, il y a également ces milliers de scènes de joie et de tendresse, des accolades sans fin. Du genre ‘heureux de voir que tu as survécu’. Des histoires à coucher dehors (sans jeu de mots) comme cette partenaire complètement coincée sous les décombres de sa maison, qui a pu se libérer par les mouvements du béton liés à la deuxième secousse. Il y a également ces images ambigües pour le blanc que je suis de l’haïtien qui, heureux de te voir en vie, te demande avec ses belles dents blanches sur sa peau noire : ‘Comment tu vas, et la famille, la maison …’ Aux mêmes questions, il te répond toujours avec ce sourire qu’il tient le coup, ‘map kenbe piti piti’. Sa maison est debout mais il a perdu une de ses deux filles. La plus vieille a été écrasée par le mur de la maison du voisin mais, grâce à Dieu, sa plus jeune est en vie. On peut avoir comme première impression que la vie n’a pas de valeur dans un pays comme Haïti. C’est en fait complètement faux, c’est la mort qui n’en a pas. Aidons-les à redonner un sens à leur vie.