Les ballets russes sont à la chorégraphie ce que Vatican 2 est à l'Eglise catholique , la chute du mur à Berlin, la fin aux haricots : un tournant définitif, une nouvelle donne, l'amorce d'une nouvelle ère pour une Danse toujours en mouvement.
"Le spectre de la Rose"de Michel Fokine, donné en cette fin d'année à l'Opéra de Paris réveille l'ambition du siècle précédent à en découdre avec la grâce académique des ballets en tutus . Donné avec trois autres chorégraphies emblématiques (Pétrouchka du même Fokine, L'Après-midi d'un faune de Nijinski,le Tricorne de Massine ) ce spectacle(le plus ancien des quatre) a le mérite immense de nous faire sentir l'étendue du trajet parcouru. Inspiré du poème de Théophile Gautier (pour mémoire juste une petite citation :
"O toi qui de ma mort fut cause
sans que tu puisses le chasser
toute la nuit mon spectre rose
A ton chevet viendra danser"
Le Spectre de la rose est, sur un schéma encore classique, une valse.Mais très vite, les valseurs vont être pris d'une folie dionysiaque et furieusement sautillante. Une bonne transition vers la modernité.
Emmanuel Thibault incarne (en alternance avec Mathias Heyman) ce nocturne fantôme rose bien aérien et Claire-Marie Osta , à la hauteur de sa légitime réputation, la jeune fille qui l'a mis dans cet état.
Du même Fokine on pourra voir Pétrouchka,sur la musique de Stravinski et les décors et costumes d'Alexandre Benois. Pétrouchka rappelle l'immense créativité des pionniers, leurs incursions dans l'avant-garde de l'époque . Non seulement par l'audace dans le choix des compositeurs(ici le grand Stravinski.) mais aussi sur le plan des décors. De Picasso, à André Derain, d'Alexandre Benois à Léon Bakst,Matisse Rouault, que de fantaisie et de talents.Le bonheur de certains collectionneurs avisés.Dès le début des ballets russes Diaghilev, le fondateur a fait appel aux plus modernes musiciens (Ravel Satie, Poulenc etc).Sur le plan strictement chorégraphique tout explose. Par exemple dans le rôle même de Petrouchka(dansé par Benjamin Pech)on oppose au buste droit des avaleurs de balai, un corps courbé vers la terre, pointes de pied à l'intérieur. En bref la fin des rigidités et du corsetage. Même chose pour "Le Tricorne" d'après la nouvelle de Pedro Alarcon((El Sombrero de tres picos) est un véritable "joyau". José Martinez et Stéphanie Romberg donnent au flamenco sublimé de Manuel de Falla des semelles de vent . Le "Tricorne" c'est le flamenco moins le lamento, le respect de la forme dansée moins la trépignation.Avec en plus une touche sexy qui éloigne du solennel austère et puritain de l'exercice.A propos de Petroucchka, Paul Claudel évoquait "la victoire de la respiration sur le poids". Avec le Tricorne et ses interprètes on atteint le sublime du délestage voire le burlesque. Avec comme dans Petrouchka des costumes si bien ajustés au vivant.
Enfin Jérémie Bélingard(en alternance avec Nicolas le Riche) est un faune bien dans ses sabots. L'oeuvre a fait scandale et on cherche vainement dans le hiératisme des nymphes sorties tout droit d'un vase grec à percevoir le geste lubrique qui l'a provoqué.Vainement car c'est bien le satyre qui évolue sensuellement sur la musique de Debussy qui en est l'unique responsable. Les ballets russes ont aujourd'hui 100 ans.Ils sont inscrits dans les répertoires.Ils font partie de la culture générale et pourtant ils n'ont rien perdu de leur vitalité artistique.
Les Ballets Russes seront diffusés dans 67 salles de cinéma(une première en France après le "Met" aux Etats-Unis) et par France 3, la chaîne publique, le 1er janvier 2010 .