Quelle différence y-a-t-il entre Christian Giudicelli et Jacques,le personnage de la plupart de ses romans ?
Jacques est écrivain et critique. CG aussi. Jacques a une mère protestante , un père corse . CG aussi.De la première il a gardé un sens moral sans puritanisme et surtout une haine de l'hypocrisie. Du second, pas grand chose.CG aussi.
Il a passé son enfance à Nîmes, petite ville de province étriquée, peu propice à vivre une homosexualité qu'il n'a jamais jugé problématique mais toujours sous l'angle du principe de plaisir. Comme Rimbaud, il a quitté son Charleville du Gard pour vivre l'aventure parisienne. Avec son ami peintre. Ensemble ils échangent sur tout : musique , opéra, littérature, peinture.Ergotant , s'il le faut, des nuits entières sur l'interprétation de Bach, instruments d'époque ou pas etc. A cette époque on peut vivre encore une bohème de Puccini sans être qualifié de bobos. A cette époque on peut rencontrer le gratin du monde du spectacle ailleurs que sur un plateau télévisé ("Les passants")
Ce que font nos Castor et Pollux.
Inséparables.Sauf le temps d'une aventure. Et il y en eut beaucoup. Car Jacques est un séducteur. CG,un homme de plaisirs.
Le fil des romans a suivi celui de la vie. Grosso modo des années soixante dix à aujourd'hui.De la folie soixante-huit aux années de plomb du Sida. Des années Mitterrand au règne du téléphone portable multifonctions. Des années Jospin à Carla Bruni.
Le fil des romans a suivi aussi celui des disparitions .Du père ("Une affaire de famille") Des amis ("Celui qui s'en va") De l'ami ("Après toi"). Et aujourd'hui de la mère ("Square de la Couronne"). Cette ressemblance entre l'auteur et le narrateur,ce refus de l'hypocrisie ont fait de CG un représentant de l'école baptisée bien prétentieusement l'auto-fiction dans notre contemporaine littérature.
Autofiction sans affliction.Car Jacques est drôle. CG, tordant.
Les personnages de la galaxie Giudicelli sont souvent de "petites âmes" : paumés , chiens perdus sans collier parfois recueillis, " ou des gens installés qui disjonctent, "herbes folles" en pleine dérive...Le visage de la société qu'il présente (la nôtre ) est singulièrement réaliste, pathétique .CG déteste la musique vériste ,lui à l'écriture quasi -naturaliste. L'intrigue s'y noue en général la nuit parfois dans des saynètes hallucinées car Christian/Jacques a le sens du dialogue, du mot d'auteur. L'homme de théâtre est espiègle , le critique littéraire assassin. Dans cette oeuvre structurée , intime plus qu'intimiste on retrouve quelque chose de Truffaut s'il fallait lui trouver un équivalent cinématographique, une manière de poser un regard bienveillant sur ses personnages. D'où semble banni en tout cas, tout préjugé.
CG ne triche pas .Jacques permet à Christian d'éviter le cliché qui voudrait qu'il soit un peu dans tous ses personnages. Transparence de l'éducation protestante : Jacques assume Christian et vice versa. Etre soi dans la littérature...Au fond voila un luxe que peu d'écrivains parviennent à s'offrir . Le refus du masque , le refus de la citation.
Ainsi Jacques assume un statut d'écrivain mineur. Christian lui a eu des prix littéraires importants , est lecteur dans le saint des saints de l'édition, a fréquenté, cotoyé, interrogé quarante ans d'écrivains sur les ondes d'une radio nationale . Quand il discute avec des confrères écrivains ronchonnants, il s'étonne parfois de leur aigreur ."S'ils souffrent trop en écrivant, qu'ils arrêtent d'écrire". Lui s'accommode de sa "raison de vivre" avec la légèreté des semelles de vent de son maître Arthur.
Sur le plan du style toutefois une différence . On ne sait rien de celui de Jacques .Parfois ils ne sont pas d'accord.
Dans "Square de la Couronne" son dernier roman,le narrateur observe une voiture :
" Une Peugeot ? en tout cas un pachyderme. Pachyderme à propos d'une voiture, il n'oserait pas l'écrire dans un livre "
Trop tard.
Tandis que sa mère meurt, Jacque trouve le temps d'expliquer à l'aide soignante qu' Apollinaire a passé à l'hôtel du Midi, une semaine torride avec une certaine Louise de Coligny-Châtillon ( qui deviendra Lou) avant de partir au front.
Il faut vraiment être écrivain pour être capable de donner pareille précision au petit personnel de santé. Mais Christian en aurait été capable.
Ailleurs sa douleur s'exprime dans un dégoût de fils indigne,un dandysme qui laisse entrevoir une immense tristesse qui rappelle Camus,
"Une odeur de putréfaction dans l'appartement : l'impotente se serait -elle comme on dit oubliée? Jacques n'ira pas s'en assurer , ce genre d'évènements ne suscitant pas son habituelle curiosité."
Dans le Square de son enfance, Christian Giudicelli achève un cycle romanesque où il fait un point sérieux sur ce qu'il est devenu.
"Square de la Couronne" de Christian Giudicelli aux éditions Gallimard (Février 2010)