Laurent Lévy publie, aux éditions La Fabrique, "La gauche", les Noirs et les Arabes. La quatrième de couverture proclame qu'il " montre combien de racisme, quelle haine de l'islam sont dissimulés " derrière les discours de gauche. La Brèche l'a lu.
Retour sur une polémique : Laurent Lévy et ses fillesPuisque Laurent Lévy le rappelle dès les premières pages, précisons que, outre son passé d'avocat qui l'a amené notamment à défendre le MRAP, il s'était retrouvé au centre des controverses concernant ses deux filles, Lila et Alma Lévy, dont les déclarations avaient déchaîné les fureurs fin 2003, avant qu'un livre ne vienne préciser leurs positions. Jetées en pâture à la presse écrite et aux caméras de télévision, les deux jeunes filles avaient à l'occasion déclaré que l'amour est " grotesque ", que la lapidation était pour la femme un droit qu'on ne saurait lui refuser, ou encore que les homosexuels de leur lycée devaient être sanctionnés pour leurs actes. Or, si ses filles se sont depuis retirées de la vie publique - elles sont mariées et vivent à l'étranger - leur père est bien décidé à entretenir cette notoriété par ce nouvel ouvrage.
Face à l'amalgame, encore plus d'amalgameDéjà auteur du Spectre du communautarisme en 2005, Laurent Lévy tente, dans "La gauche"... de démontrer comment le débat sur le voile aurait révélé une " fracture " au sein de tous les courants de la gauche, fracture qui révélerait deux attitudes opposées quant à la question " indigène ", l'auteur faisant là référence à l'appel des " Indigènes de la République " de 2005. Le premier problème, à ce sujet, demeure que la question de l'islam est quelque peu réductrice lorsqu'on prétend éclairer la question des " indigènes " ou " des Noirs et des Arabes ", c'est à dire des minorités que certains estiment suffisamment homogènes pour être reconnues en tant que telles.
Le second problème, c'est qu'en mauvais avocat, Laurent Lévy oppose sans nuance deux camps qu'il présente comme assez parfaitement cohérents. D'un côté l'islam, de l'autre les islamophobes. D'un côté la liberté, de l'autre les antivoile. Dénonçant l'amalgame fréquent de certaines personnalités publiques mélangeant islam et islamisme, M. Lévy n'échappe donc pas à ce même défaut. Plus inquiétant, il reprend volontiers la terminologie caricaturale utilisée à cette occasion, après l'avoir parfois critiquée, et l'utilise sans recul en les entourant de guillemets comme pour s'en excuser. Aussi M. Lévy parle-t-il des " islamogauchistes ", parmi lesquels il se compte lui-même, et ne passe pas loin de reprendre à son compte l'amalgame " musulmans = terroristes ".
Face au camp des défenseurs de l'islam, se trouvent donc les opposants au voile : le " parti prohibitionniste ", M. Lévy n'usant cette fois pas des guillemets. L'argumentaire de M. Lévy se montre toutefois d'une faiblesse insigne. Considérant successivement les trois arguments principaux qu'il retient contre le port du voile à l'école - la laïcité, le féminisme et la dénonciation de l'islamisme - Laurent Lévy pense les contredire efficacement. D'abord en indiquant que certaines associations laïques et certains féministes se sont opposés à la loi de 2004, sans préciser d'ailleurs les raisons précises de tels positionnements - rappelons en effet que s'opposer à cette loi votée au terme d'un débat caricatural et dans un contexte de stigmatisation ne signifie pas forcément défendre le port du voile ou d'autres signes religieux dans les établissements scolaires. Puis, il tente de démontrer que les opposants de l'islamisme sont en réalité à peu près tous des ennemis de l'islam dans son ensemble. Ce qui, là encore, en dit parfois long sur les propres conceptions de l'auteur quant à la religion musulmane.
Ce que pense vraiment Laurent LévyQuant aux discours laïques, il faut reconnaître à Laurent Lévy qu'il soulève une question intéressante, lorsqu'il signale le caractère récent et fragile d'une conception un peu trop simple et de plus en vogue qui ne voit dans la laïcité qu'une distinction entre domaine privé et domaine public. En revanche, cela n'invalide pas pour autant cette redéfinition actuelle, que décrit par exemple Marcel Gauchet, qui relève d'ailleurs la tension qui se révèle à cette occasion entre la politique et une société civile sacralisée, dont Laurent Lévy est un exemple extrême. Ce que M. Lévy oublie, en réalité, c'est le caractère national de l'Éducation nationale, qui n'est pas seulement " instruction publique " mais porte un contenu déterminé, historiquement, idéologiquement et du point de vue des mœurs.
Quant à ses arguments théoriques, Laurent Lévy recycle la vieille critique réactionnaire des valeurs républicaines et révolutionnaires, celle d'Edmund Burke, Joseph de Maistre ou Louis de Bonald (qu'il ne cite pas), une tendance qu'il partage avec les Indigènes de la République auquel il se réfère longuement. L'universalisme républicain serait ainsi abstrait, porteur de concepts uniquement formels, en particulier l'égalité. M. Lévy ne s'arrête toutefois pas là, et, par citation interposée, n'hésite pas à évoquer dans la laïcité un concept chrétien, ne pouvant en aucun cas s'appliquer à l'islam et ayant pour conséquence principale qu'il n'y aurait pas d'islam laïque possible.
Un sujet bâcléMais, de façon générale, c'est la pauvreté des raisonnements de Laurent Lévy qui laisse désemparé. Ainsi de l'exercice auquel il se livre lorsqu'il reprend un texte de Georges Marchais pour prouver ce que celui-ci pensait, sans que l'on sache exactement si l'on doit comprendre qu'il était xénophobe, raciste, islamophobe ou autre chose encore. De ce jeu ne voici qu'un extrait :
" Georges Marchais [...] écrivait ainsi en 1975 : " Les quatre millions d'immigrés qui travaillent ou vivent aujourd'hui en France sont des ouvriers avec leur famille (sic), qui constituent une part importante de la classe ouvrière dans notre pays. " Et non de notre pays. " Ils sont des travailleurs étrangers auxquels il est normal que le parti de la classe ouvrière française [et non de France - LL] affirme dans les faits sa solidarité active, dans l'esprit de l'internationalisme prolétarien [et non de la solidarité de classe - LL]. Pour ces raisons, le parti communiste français n'a jamais cessé d'être aux côtés des travailleurs immigrés... " Et non de les considérer comme étant ici chez eux. "
Surtout, le sujet vendu sur la couverture de cette tentative est bâclé, et on se demande ce qui a amené son éditeur (La Fabrique, habituellement plutôt sélective) à lui offrir le privilège d'être imprimé. D'ailleurs, ce ratage, comment ne pas le déplorer ? Car il y en aurait long à dire sur le racisme latent (et parfois déclaré) dans de nombreuses sections du parti socialiste, sur les responsabilités de municipalités - communistes, notamment, en banlieue parisienne - dans la dégradation progressive de quartiers populaires et leur transformation en ghettos ethnicisés, sur la capitulation des élus devant la montée d'un islam politique radical dressé contre la société, sur les atteintes à la loi de 1905, à la neutralité du service public et au non-financement public des cultes, dans les grandes villes de gauche aujourd'hui (Paris, Lille, Lyon, Nantes). Et plus généralement sur la capitulation de la gauche, depuis trente ans, sous le consensus assimilationniste et l'idéologie de la sacro-sainte " intégration ". On le dit trop peu : Éric Besson vient du PS et son destin n'est pas un épiphénomène. Pourtant, la médiocrité de Laurent Lévy le ferait presque oublier.
Laurent Lévy, "La gauche", les Noirs et les Arabes , Paris, La Fabrique éditions, janvier 2010.
Notes :(1) Des filles comme les autres. Alma et Lila Lévy. Entretiens avec Véronique Giraud et Yves Sintomer, Paris, La Découverte, 2004.
(2) À propos du 11 septembre, M. Lévy précise (page 51, note 2) : " Date à laquelle, comme chacun sait, " les musulmans " ont fait exploser des avions de ligne sur les tours jumelles ". Le caractère à la fois à la fois infondé et inutile de cette phrase phrase, et son refoulement en bas de page, semble paradoxalement indiquer son extrême importance pour l'auteur, qui paraît faire des terroristes de dignes représentants des musulmans..
(3) p. 45.
(4) Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie, Paris, Gallimard, 1998, " Public et privé ", p. 97-101.
(5) Citons ce passage du mythique Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson en 1911, à l'entrée " discipline " : " Jamais donc l'enfant de notre école [...] ne parle à quelqu'un la tête couverte ".
(6) p. 56 n.1.
(7) p. 91.
Crédits iconographiques: 1. © 2010 La Fabrique ; 2. Laurent Lévy et ses filles, DR ; 3. © SIPA.