l'autre caisse noire du Medef...
Comment l'argent de la santé des salariés finance les comités locaux du patronat.
C'est un autre scandale du financement occulte du patronat. Bien loin de l'énorme caisse noire de l'UIMM, un vaste système s'est déployé depuis des années, dans toute la France, pour faire vivre les comités locaux du Mouvement des Entreprises de France. Un petit secret de famille que tous les protagonistes de ce milieu connaissent bien, et qui permet de financer emplois fictifs, voyages somptueux, notes de frais et salaires de complaisance. Tout cela, grâce à la médecine du travail. Selon l'enquête conjointe de France Inter et Rue89, le patronat français puise allègrement dans les caisses d'un système censé s'occuper de la santé des salariés.
Un pactole d'un milliard d'euros
La médecine du travail a été créée de toute pièce par les patrons français en 1946. Le principe est simple : les entreprises versent une cotisation pour salarier des médecins, qui vont s'assurer de la bonne santé des travailleurs et de leur environnement.
Un véritable pactole, car la cotisation est obligatoire. En moyenne, comptez 75 euros par salarié et par an. Soit au total, d'après le Cisme (Centre interservices de santé et de médecine du travail en entreprise), une manne d'un milliard d'euros ! Aujourd'hui, 95% des 6500 médecins du travail sont employés par des associations. Celles-ci sont toutes contrôlées par des représentants du Medef ou de la CGPME. Depuis 2004, la loi impose la parité dans leur conseil d'administration : 2/3 de patrons, 1/3 de salariés. Dans les faits, seuls les employeurs ont les moyens de contrôler ces activités. Et d'en abuser.
Principaux abus : financement du siège, emplois fictifs et grosses notes de frais
En trente-huit ans de médecine du travail, le docteur Jean Noeuvéglise a pu constater de nombreuses fraudes. Comme praticien et comme syndicaliste à la Confédération générale des cadres (CGC). Des dérives fréquentes, au vu et au su de tous, sans que les mécanismes de contrôle ne soient en mesure de les prévenir ou de les empêcher. (Voir la vidéo n°1)
D'après notre enquête, le cas le plus classique est le financement en sous-main des biens immobiliers du Medef. Avec un montage croisé : une société civile immobilière aux mains des entrepreneurs possède le siège du comité local, tandis qu'une société de moyens, abondée par la médecine du travail, finance l'acquisition de l'immeuble ou de l'appartement. Un système très en vogue dans les Hauts-de-Seine.
Mieux : à Issy-les-Moulineaux, en 2001, le SMIBSO (Service médical interentreprises de la banlieue Sud-Ouest) passe une convention avec le Medef Hauts-de-Seine Sud. Ce texte stipule que le service de médecine du travail prendra en charge « à hauteur de 75% » les frais de secrétariat, ainsi que la moitié du salaire du « secrétaire général » du Medef, la moitié des « frais de prise en charge du véhicule de tourisme » du Medef. Sans oublier les « frais de photocopies, d'affranchissement et de diverses fournitures (…) en fonction de leurs utilisations spécifiques ». Depuis 2005, cette convention a été remplacée par un forfait de 80000 euros par an pour faire tourner le comité patronal… au détriment de la médecine du travail. Sollicités, ni le président, ni le directeur du SMIBSO n'ont souhaité répondre à nos questions.
Des abus tellement manifestes que l'administration n'ose s'y attaquer
Dans le Var, l'Association interprofessionnelle de santé au travail du Var (AIST 83) est l'un des plus gros services de France : 70 médecins couvrent les besoins de 200000 salariés. Le président de l'association est un pilier de la vie économique varoise. Ancien président de la Chambre de commerce, Albert Bessudo est un promoteur immobilier prospère. Arrivé à la tête de l'AIST 83, il fait voter en comité d'entreprise la décision de s'attribuer un salaire, une pratique pour le moins extravagante, et explicitement bannie ailleurs.
Certains médecins du service s'insurgent et alertent les organismes de contrôle : la direction du travail et le Cisme. Tout le monde se défile… La directrice de l'AIST 83, Corinne Jénin, nous a confirmé l'existence de ce salaire, sans vouloir nous en indiquer le montant. D'après nos informations, il s'élèverait à 2000 euros.
A la Réunion, c'est encore plus simple. Après avoir licencié pour faute la très active directrice du service Intermetra, le président de l'association, Jean-Pierre Haggai, s'est arrogé les fonctions directoriales. Cette fois-ci, pas de salaire, mais des avantages en nature : un aller-retour par mois à Paris pour assister aux réunions du Cisme (là où ses prédécesseurs en faisaient deux par an) et un 4X4 d'une luxueuse marque allemande comme voiture de fonction.
A Pau, un goût immodéré pour les voyages a été épinglé par les salariés du service. En 1999, la comptable de l'association (dont le directeur, lui aussi comptable, travaillait pour un cabinet dirigé par un ancien président du Medef local) a tenté le coup : 12 chèques pour payer, à elle et à sa famille, des vacances en Turquie, en Indonésie et au Brésil. Les chèques étaient signés par le directeur de l'association. L'affaire a déclenché un tel tollé que les représentants patronaux ont dû, cette fois-ci, battre en retraite. Une (petite) victoire, mais pour combien de défaites ? « L'Etat laisse pourrir les choses »
Pour la première fois, le président des médecins du travail de la Confédération général des Cadres (CGC), syndicat le plus représentatif, s'en prend publiquement au système. Prudemment, le docteur Bernard Salengro dénonce le monopole de fait du Medef sur une institution censée protéger la santé des salariés. Il pointe aussi l'écrasante responsabilité de la Direction du travail qui « laisse pourrir les choses » et des élus qui « ne se rendent pas compte » des dégâts. (Voir la vidéo n°2)
Yvon Gattaz (CNPF) reconnaît l'existence de « dérives » passées
Ancien président (1981-1986) du CNPF, l'ancien nom du Medef, Yvon Gattaz a été le premier à dire publiquement que la caisse noire de l'UIMM a bien financé les syndicats. Nous l'avons interrogé sur les relations incestueuses avec la médecine du travail. Face à notre insistance, l'ancien patron des patrons reconnaît l'existence de « dérives », mais il prétend qu'elles ont été « corrigées » il y a quelques années, grâce à un « coup de balai » ! (Voir la vidéo n°3)
Sollicité à plusieurs reprises, le Medef national n'a pas souhaité réagir à nos informations. Et pour cause : c'est aussi parce que le Medef national siphonne les cotisations des grandes entreprises que les comités locaux se rabattent sur la médecine du travail.
En rendant publics les comptes patronaux, Laurence Parisot n'a pas fait de commentaires sur la disparité des ressources du Medef : d'un côté 19,28 millions d'euros pour les grandes fédérations nationales, de l'autre 1,86 million d'euros pour les comités locaux. Ces derniers doivent se contenter des restes. Et des coups de pouce que leur fournit, dans l'ombre, la médecine du travail.
Une enquête Rue89/France Inter mercredi 7 novembre 2007.