Lui ne veut pas tout dire. Il ne gardera que ce qui est convenable à sa dignité d'homme et à l'élévation de son cœur. « Ce n'est pas, qu'au fond, j'aie rien à cacher; je n'ai ni fait chasser une servante pour un ruban volé, ni abandonné mon ami mourant dans une rue, ni déshonoré une femme qui m'a recueilli, ni mis mes bâtards aux Enfants-Trouvés; mais j'ai eu mes faiblesses, mes abattements de coeur... »
L'aristocratique Vicomte a une conduite moins trouble que le plébéien genevois. Surtout, ils n'ont ni les mêmes valeurs ni les mêmes buts.
Chateaubriand tend à défendre la religion, moraliser ses lecteurs. Il glisse donc avec majesté sur ses « faiblesses », par exemple les aventures nombreuses que ce grand séducteur a vécues, trompant sa femme avec des maîtresses officielles, et celles-ci avec d'autres plus occasionnelles. Peu importe en soi, évidemment. On s'en fiche, ou au pire on admire. Seulement, pour un défenseur de l'Eglise, la chose est bien entendu de quelque conséquence.
Une autre atténuation amusante, c'est celle de son caractère colérique. Il se représente partout complètement irénique, détaché, surplombant le monde et ses petits tracas. Les extraits qu'il cite du journal tenu par Julien, son valet et compagnon dans le voyage vers Jérusalem le montrent au contraire emporté, irascible, bilieux...
C'est que Chateaubriand, nourri par l'admiration générale, couvert de gloire, s'occupe de polir un peu sa statue. Se sentant au contraire méprisé par les autres, se croyant persécuté, Rousseau est comme un animal blessé qui montre sa faiblesse, offre sa gorge pour qu'on ne l'achève pas. Il veut se justifier devant les hommes, montrer le fond de sa nature, il doit donc tout dire.
Mais surtout, si Chateaubriand attaque Rousseau, c'est parce que, en littérature comme partout, il est nécessaire de tuer le père pour qu'il ne nous écrase pas complètement.