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La vitalité des racines

Par Meta

La vitalité des racines Lorsque Marx rend compte des trois facteurs suscepti- bles d'engendrer l'aliénation dans un individu, il ne le fait pas seulement pour mettre en évidence des conditions de travail susceptibles de nuire à la subjectivité de l'employé, il affirme plus largement la possibilité pour tout sujet de garantir sa liberté. Pour rester libre dans le cadre d'une action, le sujet doit être maître des causes de son agir, des conditions de celui-ci, et prendre conscience du résultat de son travail. Retirer au sujet le droit à l'un de ces trois savoirs, c'est le mettre en situation d'aliénation sachant qu'en l'absence des trois, l'individu est semblable à un pur automate. On en voit l'illustration dans de nombreuses oeuvres dépeignant des sujets totalement aliénés, incapables de la moindre adaptation ou prise de recul, dans les oeuvres sciences-fictionnelles dans lesquelles l'Etat pense pour les individus, ou même dans des films consacrés explicitement à la question de l'aliénation comme c'est le cas de Pierrot le fou. La proposition de Jean-Luc Godard a ceci de pertinent qu'elle oppose clairement le fou à l'aliéné. Le commencement dépeint la situation de Ferdinand, dit Pierrot, empêtré dans un mode de vie bourgeois dans lequel les individus sont totalement relégués à la machinerie de leur système, où l'individualité dangereuse a disparu au profit d'un consensus sur l'importance de l'adhésion aux slogans, où lors d'une soirée l'ennui constitue en propre l'atmosphère dans laquelle les hommes n'ont rien d'autre à affirmer que leur reconnaissance dans la détermination sociale, la marque, bref ce qu'ils n'ont pas choisi, mais ce que l'on a choisi pour eux, aliénés dans leur choix, mais aussi dans le principe de leur développement, et qui se soumettent au troisième facteur d'aliénation en supposant que le résultat est le leur alors qu'ils sont simplement conformes à la désignation publicitaire. Que fait Ferdinand ? Que peut Pierrot ? La fuite avec Marianne qui, elle, à la différence de lui et comme le montre une multiplication représentée à la gauche de son visage alors qu'elle chante « qu'elle l'aimera toujours », fait un calcul. Pierrot va où il y a de la vie, « la vraie vie est ailleurs ». Pas de but, car même le but aliène. Faux buts, pour rester libre de tout choix, même s'il faut brûler l'argent pour ne pas être tenté. La quête de Pierrot n'est pas une quête de soi, mais une recherche pour elle-même, de sorte que le but n'a aucune consistance car en poursuivre un serait courir le risque de le réaliser. Déclamer de la poésie, crier, chanter, écrire, s'élever, sentir le vent, revenir aux choses mêmes d'avant la connaissance socialement instituée. Mais Pierrot n'est pas un contemplatif, car la contemplation est peut-être réservée à ceux que la société présume sages. Pierrot est fou, il s'individue en permanence, se constitue sans jamais se figer, de sorte qu'il n'est jamais lui-même sans pour autant être autre que lui-même. C'est là le paradoxe de sa folie : non aliéné, sans être quelqu'un de déterminé, il n'est pas un « ceci », mais un « ça », une tension désirante, un devenir vivant, un tissu de dynamismes, un soubassement de racines se refusant à engendrer un tronc dirigé, le mouvement d'un rhizome dirait Deleuze, c'est-à-dire une structure en réseau. En ce sens, la quête de son individuation n'est pas une volonté d'arriver à un but mais bien de prolonger les mouvements en autant de directions qu'il serait possible de les mener. S'individuer, c'est se constituer comme individu, tandis que s'individualiser, c'est se rendre distinct des autres. L'individualisation est en ce sens une fixité formante perçue comme danger par Ferdinand. « La vraie vie est ailleurs », ni dans le contexte social qui la dénature, ni dans l'art qui ne satisfait jamais, ni dans le but que l'on se donne puisqu'il ne fait qu'en susciter un autre. Est-ce parce qu'il sait cela que Pierrot est fou ? Il ne l'est pourtant pas autant que Raymond Devos, dont le personnage est empli d'une véritable tension nerveuse, totalement hystérique, sans contrôle de lui-même. Pierrot se contrôle et réfléchit, sa folie n'est pas celle qui serait l'objet d'un diagnostic clinique. Il est fou parce qu'il se change par récurrence, remettant en question la moindre décision alors même qu'elle vient d'être engendrée. De sorte que le suicide est un possible qui pourrait ne pas être, au point qu'il affirme « au fond, j'suis idiot » au moment même où il commet l'acte de se tuer, changeant d'avis, se supprimant par maladresse, l'alumette lui ayant échappé. Jusque dans la donation de la mort, Ferdinand reste Pierrot, refusant même la détermination de la tension morbide, affirmant à ceux qui diraient qu'au crépuscule de la vie, on fait le bilan qui nous constitue pour s'affirmer comme ayant été tel ou tel. Même mourant, Pierrot est autre qu'il a été en décidant d'être mourant. Sa ligne de fuite, son échappée de toute fixité aliénante est la constitution permanente d'un rhizome et du dédale souterrain de sa subjectivité.

 

 


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