« Le nez de Cléopâtre : s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé ». En formulant ce célèbre mot d'esprit, Pascal dessine la
silhouette d'un uchronie qu'il ne décrit pas. Et pourtant, à supposer que ce nez fût plus étroit, peut-être l'histoire romaine aurait-elle connu une toute autre direction.
Quelle est l'enjeu d'une uchronie ? En tant qu'elle déplace le regard hors du champ historique pour lui faire intégrer une autre voie, elle est une autre possibilité, un
ailleurs de l'histoire dans lequel l'écrivain ou le cinéaste se plonge pour proposer une réflexion sur les implications de cette possibilité. Les tentatives d'uchronie sont
nombreuses dans l'histoire de l'art littéraire contemporain, avec certaines récurrences issues de nos obsessions, cauchemars ou fantasmes : que se serait-il passé si l'Allemagne
avait gagné la guerre ? En partant d'un tel postulat, l'écrivain décrit une société totalitaire et asseoit son récit sur quelque chose de connu : il ne lui reste qu'à s'appuyer
sur les institutions nazies pour développer une histoire crédible. On pourrait croire que le but de l'écrivain consiste à partir du réel pour produire un roman réaliste sans
pour autant s'apesantir sur la réalité exacte. On pourrait penser aussi qu'il cherche à répondre à la question : « que se serait-il passé si ... ? ». Mais l'uchronie
ne consiste pas seulement en cela, elle n'est pas seulement l'exploration d'un risque auquel on a échappé ou un outil descriptif et pratique. L'intérêt majeur de l'uchronie est
peut-être ailleurs. C'est qu'en écrivant un récit d'anticipation, on se trouve obligé de partir d'une ligne directrice connue et de suivre un cheminement probable comme le font
souvent certains auteurs de science-fiction, de sorte qu'on en vient à développer des mondes conçus peu ou proue sur le modèle du nôtre : on passe du capitalisme ou
néo-capitalisme, du socialisme au post-socialisme, bref les désignations socio-économiques sont fondées sur le connu pour en constituer le possible déploiement. L'uchronie, en
posant d'emblée que les choses sont autrement qu'elles n'ont été, insiste sur le fait que le reste sera également autre. N'y a-t-il pas l'occasion de s'affranchir des
déterminations réelles et historiques pour bâtir une véritable utopie ? En quittant la ligne logique de développement, n'a-t-on pas l'occasion de construire, en tant que penseur
et écrivain, une conception de la politique et du social totalement originale ? L'uchronie, en ce sens, n'est pas seulement un support descriptif au roman, c'est aussi
l'impulsion permettant de penser un autre système, un mécanisme pour construire un monde partant du connu pour basculer dans l'inconnu. Imaginons un instant qu'Octave ait perdu
la bataille d'Actium face à Antoine et Cléopâtre, ce qui était à l'origine assez probable puisqu'Antoine avait une meilleure armée et de puissants partisans. Ce qui a causé la
défaite d'Antoine fut un contexte climatique défavorable en plus de sa lenteur à attaquer. A supposer qu'avec des vents favorables Antoine aurait gagné, que se serait-il passé ?
Moins politique qu'Octave, il n'aurait pu devenir un Auguste et aurait laissé le pouvoir au Sénat en devenant un puissant tribun de la plèbe à la suite de son poste de consul ?
La République romaine aurait donc perduré ? Point de période obscurantiste dans le moyen-âge ? Point d'expansion du monothéisme ? Inexistence des prophètes ? L'expansion
technologique aurait eu lieu mille ans plus tôt avec le savoir humaniste de penseurs romains ? Dès lors, il devient impossible de s'appuyer sur la réalité pour constituer la
politique d'une Rome et son déploiement technique en suivant une telle orientation. L'écrivain et concepteur de monde ne doit plus penser le seul déploiement logique mais le
possible et le contingent. L'uchronie ne dit pas seulement qu'il n'y a pas nécessité mais possibilité, elle dit aussi que ce que nous savons des régimes politiques est peut-être
une once des structurations possibles rendues diverses par l'évolution sociale et technologique, de sorte que l'uchronie propose alors la construction d'une utopie, d'une
situation géopolitique possible et différente, un ailleurs psychosocial. C'est peut-être là son paradoxe. L'écrivain de fantasy réutilise des agencements connus (la chevalerie,
la mythologie) et crée un monde qui serait constitué de ces déterminations. L'uchroniste fait le contraire : il part des déterminations connues pour les déployer et les mener
jusqu'à leur éclatement, jusqu'à ce que la ligne directrice ne se mette à fuir pour devenir autre. A la différence de l'anticipation qui désigne ce qui peut arriver, et à la
différence de la fantasy qui utilise ce qui existe pour constituer et décrire un autre lieu, l'uchronie pénètre le champ même de la contingence pour interroger celle-ci et lui
donner un autre corps. En ce sens, l'uchroniste n'est pas un déterministe. Il considère la dimension quantique d'un univers dont l'inflexion d'une de ses particules serait
susceptible pourtant de modifier la tendance générale parce que cette inflexion est suffisamment puissante pour tout transformer. Si les vents avaient été avec Antoine, ne
serions-nous pas romains ? Serions-nous en république ? Ne faut-il pas imaginer une autre sorte de régime que l'histoire n'a jamais connue ? L'uchronie n'est ainsi pas seulement
un support aux fantasmes, elle est aussi une mécanique visant à penser, à inventer, à construire des déterminations nouvelles dans les champs politique, scientifique et
social.
Peinture : Jean-Léon Gérôme, Cléopâtre apparaissant à César (1866)