« Il est artiste ». Voilà bien une expression à la tonalité péjorative dans l'usage que l'on en fait au quotidien. Non que la personne qui
prononcerait l'expression voudrait dire du mal de celui qu'elle désigne comme artiste, mais qu'elle le déterminerait par un ensemble de traits propres à l'artiste sans pour
autant reconnaître à l'individu une capacité à faire de l'art. Etre artiste, ici, ce ne serait plus faire de l'art, mais avoir seulement les traits, le visage de l'artiste.
Curieuse posture que celle de celui qui prendrait le masque d'un praticien sans pour autant épouser sa pratique. Quelles serait ces qualités séparables d'une pratique artistique
? Elles relèveraient d'un certain tempéramment, un caractère posé comme changeant, volage, inspiré et propre aux poètes, « dans la Lune », absent, imaginatif et
créatif tout en étant peu rigoureux. L'ensemble de ces désignations renvoie à la représentation d'un individu aux desseins vagues et approximatifs qui agirait au gré de ses
envies sans prendre soin de la précision, la méthode et la rigueur. Certes, on ne dira pas de quelqu'un d'organisé, de rigoureux et de méthodique : « oh, vous savez, il est
très artiste » en insistant ainsi sur un ensemble de traits qu'il conviendrait de lui excuser. L'appellation devient d'autant plus problématique lorsqu'elle n'est pas
prononcée par des ignorants. Si l'homme de peu d'attention dire « il est artiste », le pouvoir s'accomode volontairement de l'expression avec un déterminant : «Oh,
vous savez, c'est un artiste ! ». Dans ce cas
précis, la conséquence est d'autant plus fâcheuse qu'on ne reconnaît plus à l'individu un caractère, mais bien une appartenance douteuse : il fait partie du clan des
artistes. Pourquoi un dispositif de pouvoir aurait-il intérêt à aliéner ainsi une catégorie (à supposer d'ailleurs que cette catégorie existe en tant que telle !) ? Tapiès
insiste avec force sur le rôle de quiconque s'essaye à l'art dans un espace social : la transformation. L'artiste a un rôle politique à jouer en déconstruisant le trop
facilement admis pour questionner le monde avec la même force que la science ou la philosophie. L'artiste ne remet pas en question les acquis de la science, il questionne entre
autres le sens que nous donnons aux choses, la posture morale que nous choisissons, notre rapport à l'autre et à l'Etat. L'artiste ne pose pas seulement des problèmes, il « pose problème ». Foucault ferait sans doute
remarquer à Tapiès que dire « le pouvoir, l'ordre, l'autorité, persistent à se croire seuls capables d'actes positifs » est une vision par trop simplifiée de la
réalité. Le pouvoir existe en réseau, et à ce titre, les artistes eux-mêmes s'érigent en centre de pouvoir puisqu'ils ont intérêt à défendre leurs propres droits à la création.
Il est clair que désigner une catégorie de personnes comme artistes est une restriction problématique, dans la mesure où l'individu qui crée pour lui-même et à l'insu de tous,
de manière sporadique, ne sera pas posé socialement comme artiste, mais sera plutôt marqué par sa principale détermination socio-culturelle. Un garagiste est garagiste avant
même qu'il ne peigne tous les dimanches chez lui. A l'inverse, le peintre, malgré le fait qu'il ne gagne pas un penny pour ses toiles, a beau s'occuper du moteur de son véhicule
tous les dimanches, il reste un artiste. Besoin de la détermination, nécessité de la reconnaissance, exigence de la stabilité des termes. « Oh, vous savez, c'est un
artiste », sous-entendu : « sachez à quoi vous attendre, il correspond à cette catégorie que moi, centre de pouvoir, j'identifie et que eux, les artistes, revendiquent
avec ce qu'implique cette revendication ». Sans doute les artistes ne se flatteront pas de cette appellation réductrice, mais n'en ont-ils pas au fond besoin ? Le
dispositif de la mise en place de leur pouvoir ne suppose-t-elle pas précisément cette démarche pourtant réductrice consistant à se poser comme artiste, comme fonction ? Tapiès
n'instaute-t-il pas un régime de pouvoir par son manifeste ? Heureusement, il met en avant, dans La pratique de
l'art, la nécessité pour chacun de développer son empathie avec l'art. A ce titre, on peut supposer qu'il encourage
tout un chacun à devenir artiste. Si chaque homme devient artiste, alors se dire artiste n'est plus un dispositif de pouvoir, tout comme se dire « homme » n'est pas,
présenté en toute simplicité, une désignation induisant du pouvoir. L'artiste est-il prêt à laisser de diluer cette désignation dans le fond d'une masse qui se hisserait à sa
hauteur ? Peut-il accepter que tout le monde se dise créateur ?
L'artiste n'est-il pas, lui aussi, à la recherche d'un certain pouvoir par sa pratique et la reconnaissance qu'il poursuit ?
N'a-t-il pas quelque part intérêt à ces désignations préjoratives en première apparence mais qui, au fond, lui reconnaissent malgré tout une certaine spécificité ? Là est
peut-être le paradoxe : « oh vous savez, c'est un artiste » est une désignation désagréable, tout comme celle que l'enseignant de mathématiques formulera à un parent
en relevant que l'enfant « est trop artiste », mais d'un autre côté, si elles sont manipulées par l'autorité en place pour mettre à distance les artistes, elle est
aussi soutenue par la cohésion que ces derniers se donnent. Un curieux paradoxe dont on peine à voir l'issue tant d'un côté l'artiste a besoin de cette cohésion, et d'un autre,
cette désignation est susceptible de devenir un facteur d'aliénation. Alors même que l'art est création et ouverture, le fait de se poser en créateur est susceptible d'engendrer
un état d'aliénation sociale. Par conséquent, dans le complexe tissu du jeu des pouvoirs, la créativité est aussi, en tant que caractéristique, un facteur
d'aliénation.
Peinture : Egon Schiele : Autoportait