Ils roulèrent sans encombre jusqu’à Bourg-Lastic et là ils quittèrent l’autoroute. Ensuite, ils déjeunèrent calmement dans un vrai restaurant (il fallait bien prendre des forces, car on ignorait de quoi demain serait fait), firent quelques courses dans un super-marché (quelques vivres et des sacs de couchage, au cas où on devrait de nouveau dormir dans la voiture) puis se remirent en route aux environs de seize heures. Le nom des localités, le long de cette départementale, était un enchantement à lui tout seul : Eygurande, Lamazière, La Mansouneix, Couffy-sur-Sarsonne, Saint-Martial-le-Vieux. Le paysage devenait sauvage et plus on montait en altitude, plus on sentait que l’air était vif. Malheureusement, l’obscurité n’allait pas tarder à tomber et la mère n’avait toujours rien vu qui ressemblât au village de son amie. Il faut dire qu’elle ne s’y était rendue qu’une seule fois, quand elle avait une vingtaine d’années et que cela commençait à faire un bail. Quelque part, ce voyage dans l’espace était aussi pour elle un voyage dans le temps et c’est peut-être après sa jeunesse qu’elle courait, qui sait ? Ce qui est sûr, c’est que cette période de bonheur qu’elle avait connue avant ses deux mariages la laissait souvent nostalgique, mais elle n’en montrait jamais rien devant les enfants.
Comme il commençait déjà à faire noir, ils s’engagèrent dans un petit chemin et s’arrêtèrent dans une clairière en plein sous-bois. On sortit aussitôt les victuailles et le dîner fut fort agréable : baguette avec pâté, rillettes et un gros morceau de fromage de Cantal, dans lequel les enfants mordaient à pleine dent. Comme dessert, ils eurent droit à une belle pomme du pays, rouge et jaune, juteuse et succulente à souhait. On visa aussi deux bouteilles de Fanta, tant il avait fait chaud dans la journée. Pour voir clair, on avait allumé les feux de position de la voiture et des centaines de moustiques volaient devant les phares, formant des nuages changeants, tantôt compacts, tantôt clairsemés. Le garçon, rêveur, observait ce spectacle et il était à la fois fasciné et inquiet. Fasciné parce que c’était beau de voir ces insectes évoluer avec un tel ensemble, mais inquiet parce qu’il se rendait compte que les phares constituaient pour eux un leurre. Ils étaient attirés, au milieu de la grande nuit, par ce qu’ils croyaient devoir être leur salut, mais ensuite ils ne parvenaient plus à s’éloigner et restaient là, prisonniers. Alors il se revit lui-même dans l’écurie sombre, puis le lendemain, en plein soleil, sur les routes de Corrèze. Quel bonheur cela avait été ! Mais finalement, n’était-il pas comme ces moustiques, attiré par une lumière trompeuse ? Et si ce n’était qu’une illusion ? S’il allait se réveiller demain dans l’obscurité de l’écurie, tremblant de peur ? Il regarda sa mère, qui était occupée à mettre de la pommade sur la joue tuméfiée de Pauline. Il sourit à ce spectacle et se sentit rassuré. Il y avait de la douceur dans le geste maternel et c’est tout ce qui comptait. Il sut que le lendemain serait une autre belle journée.
Il commençait à faire froid, bien qu’on fût au début de juillet, alors on s’installa comme on pu dans la voiture : les enfants à l’arrière et la mère sur les sièges avant. Emmitouflés jusqu’aux oreilles dans leurs sacs de couchages, ils ressemblaient à des momies égyptiennes. Pauline voulut raconter une histoire avant de s’endormir, alors elle choisit La chèvre de Monsieur Seguin. La pauvre Blanquette avait été bien imprudente de vouloir courir dans la colline. Et en même temps on la comprenait : les grands espaces, le soleil, la bonne odeur du thym dans la garrigue… Sûr qu’on aurait fait comme elle si on en avait eu l’occasion. Malheureusement la nuit arrivait et avec elle le loup, l’horrible loup sanguinaire. Ce fut un beau combat que celui de la Blanquette, il n’y avait pas à dire, un bien beau combat. La brave petite s’était montrée très vaillante, c’est ça qui était beau. Elle avait vécu pour son idéal, elle avait réalisé son rêve de chèvre, en quelque sorte, et chèvre elle l’avait été jusqu’au bout. A la fin, évidemment, c’est le loup qui avait gagné la partie, mais bon, ce n’était qu’une histoire après tout et les histoires sont faites pour faire peur aux enfants, non ?
Ils finirent par s’endormir malgré le froid. Pourtant, vers les deux heures du matin, l’enfant se réveilla. La nuit était profonde, intensément noire, une nuit comme il n’en avait jamais vu. Chez lui, dans sa petite ville, les rues étaient illuminées et le néon de l’éclairage public donnait même près de la fenêtre de sa chambre. Il était donc habitué de voir relativement clair, tandis qu’ici c’était une obscurité totale. On ne voyait absolument rien, mais ce qui s’appelle rien du tout. Il n’y avait manifestement pas de lune et comme ils étaient dans un sous-bois, on ne distinguait aucune étoile. C’était comme si le monde avait disparu et que seule la petite voiture dans laquelle ils dormaient avait continué d’exister, perdue dans le vide intersidéral ou bien encore comme si lui, l’enfant, avait subitement perdu l’usage de ses yeux. On s’endort un soir et quand on se réveille, il n’y a plus rien, on ne voit plus, tout est fini. L’horreur ! Cette obscurité, donc, lui avait glacé le sang, mais ce n’était pas tout. A intervalles réguliers mais fort rapprochés, il entendait le hululement des oiseaux de la Nuit. Chouette effraie, hulotte, hibou grand-duc, hibou moyen-duc, il ne connaissait évidemment rien à toutes ces espèces, mais ces cris qui peuplaient l’obscurité et qui n’en finissaient plus, se répondant l’un l’autre, avaient quelque chose d’inquiétant et de fascinant à la fois. Certes, d’un côté, comme il ne voyait plus rien, le cri des oiseaux le rassurait, cela voulait dire que le monde continuait d’exister malgré tout ce noir, mais de l’autre, à cause de leurs cris lugubres, il lui semblait que les rapaces appartenaient à une espèce menaçante et maléfique. Puis, l’instant d’après, il avait une impression exactement contraire. Il lui semblait alors que les pauvres bêtes manifestaient leur désespoir dans des plaintes qui ressemblaient à des sanglots. Etait-ce sur elles qu’elles pleuraient ? Sur leur malheur d’être condamnées à vivre éternellement au milieu de la nuit ? Ou bien gémissaient-elles sur le monde en général, avec ses malheurs, ses maladies, ses enfants battus et l’éternelle incertitude du lendemain ? Il n’en savait strictement rien, mais ne pouvait s’empêcher d’écouter de toutes ses oreilles, allant même jusqu’à essayer de deviner l’instant où le cri suivant allait surgir du néant. Et celui-ci ne manquait pas d’arriver, plaintif, désespéré et du même coup émouvant à cause de cela même. « Ou ou ouuuuuuu, ou ou ouuuuuu »
Le tremblement guttural qui accompagnait ces cris étranges faisait penser à un chevrotement et du coup la petite chèvre de Monsieur Seguin lui revint en mémoire, celle dont Pauline venait de raconter l’histoire. Puis ce fut le loup qui vint hanter son esprit, le loup, cette autre bête surgie de l’ombre, avec ses hurlements inquiétants. Dès lors, il ne songea même plus à dormir et une bonne heure dut se passer ainsi, à l’écoute des voix de la grande nuit.
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