Microcensures au sujet d'Haïti

Publié le 09 février 2010 par Uscan
Quasiment toutes les censures qui s'opèrent au sein de la presse des pays démocratiques sont des autocensures. Un système assez subtil garantit que le milieu des médias se conforme à des opinions acceptées par le monde des affaires et le monde politique, cela est merveilleusement bien expliqué par Noam Chomsky. Une fois cerné ce caractère "endogène", il me semble que l'on peut distinguer les grandes censures : ne pas du tout traiter un sujet, accorder très peu d'importance à certains faits pourtant cruciaux, rejeter a priori des faisceaux entiers d'opinions et d'hypothèses, sans aucune enquête, en contradiction flagrante avec les faits ; et les petites censures, je dirais les microcensures. Il s'agit de lisser des informations délivrées, de les expurger des grains de sable qui dépareillent, de gommer leur dissonance avec le reste de la "version officielle". C'est finalement un travail très important, et souvent inconscient de la part des journalistes qui l'opèrent, car il garantit la cohérence de l'ensemble. Voici, d'après moi, un bon exemple de microcensure... C'était la nuit dernière.

Le Colonel Franck Louvier, responsable des secours à la sécurité civile française, a été reçu par TV5MONDE dans la nuit du 8 au 9 février, pour témoigner des trois semaines qu'il vient de passer à Haïti. Je travaillais sur place ce soir là. J'ai réécouté l'enregistrement une fois l'émission achevée, et j'en ai extrait trois extraits, selon moi les plus intéressants, pour les poster ici. Mais l'interview enregistrée à 23h lundi 8, et diffusée mardi 9 à 6h, a été trop longue, aussi la rédaction a du opérer quelques coupes de façon à respecter un format d'environ 6 minutes. Je me suis rendu compte, dans le journal de 6h, que la rédaction avait décidé de supprimer les passages qui m'avaient intéressé.

Selon moi, ils véhiculaient les informations les plus importantes sur le fond. Tout le reste de l'interview a consisté en une description de l'étendue des dégâts, un rappel des derniers survivants désincarcérés par les équipes françaises, qui avaient fait les gros titres, des détails techniques, sur la fabrication de sachets d'eau d'un litre par exemple, le soutien psychologique dont bénéficient les sauveteurs de retour en France... Autant de longues minutes "magazine" sans véritable information. Pourtant, les sujets de fond ont été frôlés pendant l'interview. Pour certains d'entre-eux, l'invité s'avérait compétent et il pouvait apporter des informations (Les Etats-Unis occupent-ils Haïti ? Ont-ils réellement fait passer les secours au second plan par rapport au déploiement militaire ? Quels sont les intérêts qui lient les Etats-Unis, le Canada et la France autour de cette petite République ? Que se joue-t-il en ce moment à ce niveau ?). Effectivement, Franck Louvier nous a livré quelques petits éléments. C'est ce que j'avais retenu, et c'est ce qui a été coupé.

Tout d'abord, le colonel, comme ces journalistes canadiens, a souligné la dignité du peuple haïtien. Ce n'est pas anodin. Je pense que c'est important de le diffuser : parce que c'est rendre hommage au courage de ces gens dans l'épreuve, et parce que c'est opposer cette force à une vision fausse majoritairement répandue dans les médias, qui consiste à dépeindre Haïti comme un pays "corrompu jusqu'à la moelle", "violent", "incapable de se gérer". On oublie de dire le courage du peuple de ce pays. Sa capacité à s'auto-organiser. Comment expliquer alors le chaos politique, comment éviter ensuite de déterrer les faits qui en constituant l"Histoire d'Haïti montrent avec quelle violence les Etats-Unis (et auparavant la France) maintiennent à dessein ce pays la tête sous l'eau. Il est important de rappeler la force et la valeur de la population haïtienne pour ces raisons, et aussi, simplement, parce que c'est un fait. Le passage qui suit n'a pas été diffusé, écoutez-le.

Par ailleurs, le Colonel Franck Louvier confirme de façon polie et distanciée que les Etats-Unis procèdent à un très gros déploiement militaire, et laissent les secours au second plan. Il nous apprend par exemple que les américains ne répondaient pas aux appels de secours la nuit ! Quelques petits éléments supplémentaires à verser au dossier de l'hypothèse d'une occupation militaire de l'île par leur grand voisin. La première partie de cette sélection est restée et elle a été diffusée à 6h, mais pas la seconde, après le flash blanc.

Chacun semble travailler dans son coin, chaque pays avec les siens, mais aussi les humanitaires d'un côté, et les militaires de l'autre. Les équipes de la Sécurité Civile ont travaillé sans service de sécurité et n'ont manifestement pas été menacées. En quoi le déploiement de 15 000 militaires se justifie-t-il alors ? Il aurait fallu lui poser la question, savoir s'il estime que la simple présence des GI's sécurise automatiquement Port-au-Prince, ou bien si ces derniers sont plutôt retranchés et ne jouent pas tant ce rôle. Savoir s'il estime indispensable un tel niveau d'engagement avec des moyens de guerre, dans l'objectif de mener des opérations de sauvetage dans ce pays. Il est compétent pour répondre, et cette réponse, assortie de ses arguments, aurait été intéressante au premier chef pour comprendre ce qui se passe réellement là-bas. Dommage qu'elle n'ait pas été posée.

Vous pouvez voir le journal dans son intégralité (et donc l'interview qui a été diffusée) jusqu'à demain à cette adresse : http://www.tv5.org/cms/chaine-francophone/info/p-1909-L-actualite-en-video.htm?jt=jt_monde&timecode;=0