Bonjour les zotre
Cette critique a été rédigée le 13/05/2005 pour mon groupe de discussion Quoi de 9 sur yahoo groupes (antérieurement à la création de ce blog donc). Je l'ai très peu modifiée.
Au moment d'entamer la rédaction de la critique du roman de Robert Merle "Un animal doué de raison" je me retrouve face à un réel problème que comprendront celles et ceux qui ont lu ce livre impressionnant. Pour la première fois depuis près de 5 ans qu'existe Qd9 (le goupe a été créé le 24 mai 2000) je ressens le besoin préalable de visiter différents sites afin de me mettre à l'eau avec Fa et Bi, les deux dauphins héros du livre. Une fois n'est pas coutume, je commencerai donc pas évoquer ces sites.
QUELQUES LIENS
- le roman
- son auteur
- l'adaptation cinématographique du livre
- la delphinologie
- la guerre du Vietnam
Tout d'abord et puisqu'il est sélectionné aux Oscars 2010 dans la catégorie meilleur documentaire, des infos sur le film The Cove la baie de la honte qui évoque le massacre des dauphins au Japon (réalisé par l'ancien entraîneur de Flipper).
Critique plus tiède mais tout aussi exact avec un lien vers une mini bio de Robert Merle
Une autre critique admirative
Notes biographiques sur Robert Merle et critiques sur son oeuvre. Ce site ravira les amateurs de S.F.
Un site sur les cétacés avec évidemment plein de photos à télécharger et tout et tout mais moi, ce qui m'a plu c'est surtout le glossaire dans lequel figure Robert Merle et surtout John Lilly dont les travaux inspirèrent le livre.
Comme son nom l'indique, ce site est consacré aux travaux de John Lilly (décédé en 2001) avec cette jolie phrase en exergue : "in the province of the mind there are no limits".
Quelques infos et anecdotes sur "le jour du dauphin" film réalisé en 1973 par Mike Nichols d'après le roman de Merle (dont je ne réussis pas à savoir s'il participa ou non au scenario du film comme il le fit, par exemple pour Week-end à Zuydcote son livre goncourisé). Initialement c'est Roman Polanski qui devait réaliser ce film passé relativement inaperçu (quelqu'un l'a vu ici ???) mais il apprit l'assassinat de sa femme pendant qu'il effectuait les repérages.
J'ai trouvé très peu de choses sur le film sur des sites francophones mais sur aufeminin.com, un résumé fait par quelqu'un qui recherchait le titre me laisse penser que l'intrigue du film est un peu différente. A priori et toujours d'après internet, une réalisatrice allemande travaillerait en ce moment sur une nouvelle adaptation de ce livre (édit : 5 ans après, toujours pas de nouvelles de ce projet).
Site consacrant d'intéressantes pages à la guerre du Vietnam avec des pages thématiques détaillées sur les origines du conflit remontant à la fin de la 2e guerre mondiale, la décolonisation, la guerre d'Indochine, la montée de l'engagement américain au fil des ans, la polémique au sein de l'opinion publique US, etc, etc.
Repères chronologiques sur la guerre du Vietnam (aout 64 : décision du congrès d'envoyer des troupes au Vienam à la capitulation de Saigon le 30 avril 75)
LE SUJET
Info liminaire : ce livre a été rédigé en 1967 et son action se déroule entre le 28 mars 1970 et le 9 janvier 1973. Il s'agit donc d'un roman d'anticipation à court terme fortement imprégné du contexte international et de la guerre du Vietnam.
A la fin des années 60, en plein contexte de tension internationale pouvant d'un jour à l'autre aboutir au déclanchement de la 3e guerre mondiale, le professeur Sevilla réussit à apprendre l'anglais à deux dauphins Fa et Bi et à communiquer avec eux. Ses recherches intéressent au plus haut point les services secrets et l'armée US...
MON AVIS
Parmi mes 10 coups de coeur littéraires figure un livre de Robert Merle : "La mort est mon métier", roman agiographique de 1952 sur la vie de Rudolf Hoess, commandant du camp d'Auschwitz et responsable de la mise en oeuvre de la solution finale décidée par Hitler. Hoess et Auschwitz sont brièvement évoqués dans "Un animal doué de raison" à la page 344 de l'édition Gallimard qui en compte 369.
Après "Malevil", "La mort est mon métier" et "Week-end à Zuydcote" (premier roman de Merle qui obtint le prix Goncourt en 1949), "un animal doué de raison" est le 4e livre de Robert Merle que je lis et certainement pas le dernier (j'ai lu depuis "Les hommes protégés" que j'ai moins aimé et dont je parle ici).
Le moins que l'on puisse dire c'est que cet auteur se distingue par son éclectisme et l'impressionnante qualité de ses livres. Bizarrement, l'adjectif "littéraire" n'est pas celui que j'associerais en premier lieu à cette qualité même si l'écriture de Merle est indiscutablement... heu... ben... de qualité... voire à certains moments brillante mais toujours au service d'un récit. Chez Merle, le fond prime sur la forme et l'écriture n'est pas une fin en soi mais un moyen de raconter une histoire et c'est cette histoire et la façon dont elle est menée qui, dans "Un animal doué de raison" est impressionnante.
D'une certaine manière ce livre fait prendre pleinement conscience qu'être écrivain ne nécessite pas "seulement" du talent (mais bon, c'est déjà pas mal, hein ;o) ), cela demande également du travail et des recherches : Robert Merle n'a pu écrire ce livre sans d'excellentes connaissances sur les dauphins et les recherches menées par les délphinologues, sur les USA des années 60 et sur le contexte géopolitique de l'époque. On aurait tort de limiter le livre à une histoire de dauphins qui apprennent à parler et à connaître la nature humaine, tant il fourmille, au delà de la trame romanesque pure, de digressions qui n'en sont pas vraiment, d'anecdotes essentielles, d'observations finement ciselées, de considérations sur les rapports humains, sur la manipulation, sur la politique, sur l'état de l'Amérique, etc.
En lisant certaines pages, rédigées je le rappelle en 1967 et évoquant des années 70 pas si imaginaires que ça, il est frappant et inquiétant de constater à quel point elles peuvent s'appliquer exactement à l'Amérique de Georges Bush, à ses prédicats, à ses aveuglements collectifs, à sa puissance indiscutable et dangereuse, à son arrogance qui ne l'est pas moins.
J'avoue avoir éprouvé quelques difficultés à rentrer dans le livre dont le style, très contrasté selon les passages, est parfois dense, surtout au début. A certains moments, Robert Merle s'est amusé à construire des phrases interminables passant sans transition d'une description à une réflexion d'un personnage pour passer brutalement à une phrase d'un autre protagoniste... On peut discuter de l'intérêt de cet effet de style un peu déroutant au départ et parfois difficile à suivre mais on s'habitue et, une fois le décor bien campé, on se passionne pour les progrès des dauphins et on savoure l'humour omniprésent de l'auteur qui multiplie les pseudos compte-rendu d'entretiens, les fausses coupures de presse, les citations prêtées à de prétendus politiciens, sociologues, scientifiques, éclésiastiques ou citoyens ordinaires un peu comme le fit, par exemple, Woody Allen dans "Zelig" (mon film préféré de W.A.). Ces moments sont assez jubilatoires.
EXTRAITS
Ce passage, par ailleurs très beau (enfin je trouve), illustre très bien ce que je disais sur la longueur des phrases - il est extrait d'un paragraphe de 5 pages a priori sans le moindre point - et le passage de la description au "je"...
(...) elle aspirait la pluie comme un végétal, il étendit la main droite et rassembla en touffe sous ses doigts les cheveux noirs qui avaient l'air de luire comme des feuilles humides dans la tiédeur tropicale, elle ne bougea pas, elle le regarda avec ses yeux pleins de bonne foi, elle entrouvrit ses lèvres, ses commissures remontèrent, quel sourire merveilleux elle avait, si tendre, si confiant, une ouverture de l'être, une générosité profonde, un défi à la bassesse, pourquoi est-ce si tard dans la vie qu'on apprend à ne pas se tromper sur un regard, sur un sourire, comment n'ai-je pas discerné, dans les yeux inhumains de Marian, la névroise qui devait lui inspirer pour moi cette haine folle, autodestructrice, capable de la corroder elle-même de l'intérieur comme un acide, (...) il cilla, son regard revint à la surface de ses yeux, il vit Arlette de nouveau, c'était presque dommage de détruire ce sourire en y posant les lèvres, mais la courbe d'un sein, elle aussi, est défaite par la main qui le caresse, les plaisirs des sens ne s'additionnent jamais, ils se succèdent en se détruisant, (...) (P. 113)
Un portrait de l'Amérique étrangement contemporain par un pseudo philosophe yougoslave (rappel : livre écrit avant le "petit pas pour l'homme, grand pas pour l'humanité" de 1969)
Les grandes vertus du peuple américains comportent, en contrepartie, quelques petits défauts, parmi lesquels je citerai la tendance à la satisfaction de soi (self-satisfaction) et l'aptitude à se sentir moralement justifié (righteousness). L'une et l'autre sont particulièrement visibles en ce moment dans la presse, la radio, la T.V. et les conversations privées. L'autolouange atteint à l'heure actuelle un degré rarement égalé, même au moment des grands succès spatiaux. Quant à la righteousness, elle est là, elle aussi, revêtue de formes plus implicites. Traduite en clair, elle revient à peu près à ceci : si nous, Américains, nous avons les premiers fait parler les dauphins, c'est que nous le méritons.
Bien entendu, c'est un fait d'une immense portée que d'avoir établi une communication pleinement intelligible avec une espèce animale, et les Américains ont le droit d'en être fiers. Mais ce que je trouve inquiétant, c'est que ce grand progrès scientifique, ou comme ils disent eux-mêmes en termes historico-militaires, cette "conquète d'une nouvelle frontière" (the conquest of a new frontier), leur semble donner un lustre neuf à leur prétention au leadership mondial. Quand ils vous parlent de ce prodigieux bond en avant, les Américains n'omettent pas de citer avec complaisance les sommes énormes qu'ils ont investies depuis dix ans (et qu'ils étaient les seuls à pouvoir investir) dans les recherches sur les dauphins. Mais en même temps, le fait d'avoir réussi, leur apparaît comme un cadeau du Tout-Puissant au peuple qui en est le plus digne. En faisant parles leurs dauphins, le Ciel les a clairement confirmé dans la mission mondiale dont ils se sentent investis. (P. 195)
Robert Merle serait-il visionnaire ?
(...) l'idée de la guerre, et même d'une guerre d'agression, peut être un jour admise sans résistance par une population aussi conditionnée, pour peu qu'elle lui soit présentée comme une guerre préventive contre un ennemi qui se prépare à l'anéantir. (P. 196)
Albert Monroe Smith est, dans le livre de Merle, le président qui succéda à Johnson.
(...) Albert Monroe Smith se conforma avec scrupule à la grande tradition de la Maison Blanche : il enrôla Dieu, la morale et les milices célestes dans la défense de l'Union. Dans les moments de crise, aucun président américain avant lui n'avait omis de le faire, non sans raison d'ailleurs, puisqu'à chaque fois Dieu s'était laissé enrôlé : jamais, en effet, le territoire nord-américain n'avait été envahi ni bombardé, et jamais les Etats-Unis, depuis leur fondation, n'avaient perdu une seule des guerres qu'ils avaient déclarées. (P 273)
Quand le personnage principal cite Shakespeare
(...) bien sûr, je puis dire que, moi, du moins, j'ai accompli une oeuvre, je suis l'homme qui a fait parler les bêtes, mais je suppose que Prométhée, lui aussi, se réjouissait d'avoir donné le feu aux hommes avant de savoir ce qu'ils allaient en faire, l'homme-bête, dans la Tempête, dit à Prospero : "Tu m'as appris à parler et tout le profit que j'en ai, c'est que je sais blasphémer", je me souviens quel effet ça m'a fait quand j'ai lu cette phrase, elle a jailli du texte avec une force terrifiante, toute la destinée humaine était là, l'homme corrompant tout, salissant tout, tournant le meilleur en pire, le miel en fiel, le pain en cendres (...) (P. 335)
A lire et à savourer. Pas le meilleur roman de Robert Merle (pour ça, lire La mort est mon métier) mais cette histoire de dauphins qui parlent exploités par la marine américaine en pleine guerre du Vietnam ne manque pas de poser des questions toujours d'actualité.