Comment peut-on être français ?

Publié le 21 janvier 2010 par Aurélien
Les habitants de Pékin sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel: vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais dans un Hutong, tout le monde se mettait aux fenêtres; si j'allais place Tian'anmen, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entourait et s'extasiait de ce qu'il était romantique d'être français. Si j'étais au marché, je voyais aussitôt cent vendeurs à l'étalage faire miroiter leurs bimbeloterie contre ma figure: enfin jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui se disaient entre eux: Il faut avouer qu'il a l'air bien français. Chose admirable! Partout où j'allais, on me voulait photographier; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les caméras, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu.
Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à la charge: je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare; et quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit français, et à endosser des vêtements chinois, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon vendeur d'habits, qui m'avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique; car j'entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eût regardé, et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche; mais, si quelqu'un par hasard apprenait à la compagnie que j'étais français, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement: "Ah! ah! Monsieur est français? C'est chose bien romantique! Comment peut-on être français?"