Albert Camus aimait Henry de Montherlant. Il disait de lui, dans un compte-rendu de livre paru le 5 février 1939 dans le journal ‘Alger républicain’ : « Montherlant est un des trois ou quatre grands écrivains français qui propose un système de vie, ce qui ne paraîtra ridicule qu’aux impuissants, et qui dispose d’une échelle de valeurs personnelle » (Pléiade, Camus OC1, p.817).
Certes, Henry de Montherlant porte particule et a été élevé chez les Frères, ce qui le fait mépriser automatiquement par ceux qui n’ont pas eu ce destin. Certes, la moitié des lecteurs (qui sont des lectrices) ne digèrent pas ‘Les Jeunes Filles’, alors qu’elles admettent fort bien la Bovary de Flaubert ou la Femme de trente ans de Balzac. Certes, Montherlant était porté sur l’extrême jeunesse, mais pas plus que Gide, Tournier ou Polanski. Les intellos se mobilisent pourtant pour ce dernier.
Ils distinguent l’œuvre du personnage, à raison. Camus : « Il y a des gens qui veulent pouvoir résumer un écrivain en une formule. Or un grand écrivain ne se résume pas et en s’exprime jamais tout entier. Celui qui se met totalement dans un premier roman, on peut être sûr qu’il n’a pas grand chose à dire. » Le théâtre de Montherlant reste classique, les essais de Montherlant d’actualité. Il n’y a guère que ses romans qui aient vieillis.
Pourquoi ne pas redécouvrir Montherlant dans ‘Les Olympiques’, cet hymne au sport dans son côté fraternel et humain ? Par exemple : ‘Les coureurs de relais’.
« Tous quatre lancés comme une seule arme, comme une seule bête, comme une seule barque,
Le plus grand à la poupe et le plus petit qui est en avant,
Et moi engrené au milieu, moi organe de ce corps vivant,
Et tous portant les mêmes couleurs, et tous marqués de la même marque,
Et tellement dans le couloir l’un de l’autre que nous sommes trois qui ne sentons pas le vent,
Nous entrons à petites foulées piaffantes en nous tenant par les épaules.
Quatre et nous sommes un seul. La parfaite solidarité.
Un grand accord humain, si juste qu’il donne envie de chanter.
Chacun de nous sur le corps des trois autres exerce un droit de contrôle.
Sur mes mollets, parce qu’ils sont tiens, je te reconnais un droit.
Tes muscles, tes nerfs, ta tête, cela me regarde parce qu’ils sont à moi.
Si tu coupes le fil d’émeraude, ce sont quatre qui gagnent pas un.
Estime égale pour le moins vite et pour celui qui va le mieux.
Allons, prenons nos postes. Au revoir, petit vieux ! au revoir, petit vieux !
Vents, ne soufflez pas de face quand il sera dans la ligne d’arrivée.
Je les vois, isolés, perdus, sur trois points cardinaux du terrain.
J’ai peur pour eux et non pour moi. C’est pour eux que je suis éprouvé.
Comme ils sont à part de tous les autres et tellement plus ! comme ils sont miens !
…………….
Régulier. Ce n’était pas pour nous. Mais on a fait tout ce qu’on a pu.
Personne n’a dit à Girardot que c’est à cause de lui qu’on a été battus.
Et le bon honneur est assis dans les poitrines, et l’âme est bonne comme le pain chaud et frais.
Ô maître de ma pensée, je prends votre suite comme dans le relais.
Je pars du point où vous arrivez, avec l’avance que vous m’avez gagnée.
Nous n’avons pas couru côte à côte, nous n’avons pas fait ensemble le chemin,
Pas connu la douceur de pouvoir dire : « Nous aurons une seule et même foulée ».
Je vous ai ravi la flamme et j’ai fui. C’est à peine si j’ai vu vos traits.
Et l’enfant qui m’attend plein de fièvre au terme où finira mon relais,
A l’heure de l’arrachement suprême, quand j’aurais tant besoin de bras humains,
A son tour me ravira ce que j’apporte et fuira sans que j’aie senti sa main. »
Henry de Montherlant, Les Olympiques, Livre de poche
Albert Camus, Œuvres complètes tome 1, Pléiade Gallimard, 2006
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