L’homme qui préside aux destinées de la Libye depuis le 1er septembre 1969 (quarante ans !) fait partie de ces chefs d’Etat qui, tel l’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing, se piquent de littérature. Outre le célèbre Livre vert dans le registre de la philosophie politique, Mouammar Kaddhafi (معمر القذافي : il y a une bonne dizaine de transcriptions latines de son nom) est également l’auteur de plusieurs ouvrages de fiction dont l’écho n’est pas étranger, on s’en doute, à la personnalité de leur auteur. Avec un peu de chance, le public arabe pourra même découvrir à l’écran les talents littéraires de l’inamovible “Président du Conseil de la Révolution de la République arabe libyenne populaire et socialiste” puisqu’un de ses romans sert de trame au cinéaste syrien Najdat Anzour, réalisateur notamment de La fin d’un homme courageux (نهاية الرجل الشجاع : un titre prophétique !). Annoncé dans les prochains mois (article en arabe) Injustice (الظلم) raconte les souffrances du peuple libyen durant l’occupation italienne.
Certains persistent à penser que les malheurs du peuple libyen n’ont pas nécessairement pris fin avec l’indépendance du pays. C’est en tout cas l’impression qu’on retire à la lecture du dernier roman d’Idris Ali, un des grands écrivains nubiens dont les œuvres ont été traduites à plusieurs reprises en anglais, en espagnol et en français (voir à la fin de ce billet). Depuis 2005 et la publication de En dessous de la ligne de pauvreté (تحت خط الفقر), cet écrivain autodidacte retrace son itinéraire personnel qui l’a vu échapper à la vie des mauvais garçons grâce à la découverte, sur les bancs d’une école pourtant peu fréquentée, d’une traduction d’un roman de Maurice Leblanc (Arsène Lupin est un personnage qui a également beaucoup influencé Sonallah Ibrahim, lequel lui a dédié une de ses premières nouvelles).Sans égaler les prouesses du “Prince des voleurs”, Idriss Ali a en effet quelques souvenirs à raconter, lui qui s’est enrôlé très jeune dans les rangs de l’armée égyptienne pour combattre au Yémen avant d’émigrer, à la fin des années 1970, en Libye. Après Scènes du cœur de l’enfer (مشاهد من قلب الجحيم), publié en 2006, c’est cet épisode de sa vie que l’auteur de Dongola, son roman le plus célèbre, a choisi de raconter dans le troisième tome d’une série qui doit en comporter quatre. Publié tout récemment, Le leader se coupe les cheveux (الزعيم يحلق شعره) parle notamment de l’exode, à travers le désert libyen, du narrateur expulsé, à l’image de centaines de milliers de ses compatriotes, par les autorités libyennes en représailles à la politique de Sadate (l’épisode est un peu oublié mais il y a même eu un bref conflit armé entre les deux pays en juillet 1977).
Quand au titre du roman, il fait allusion à une décision du “frère Guide” (الأخ القائد) aux commandes de la Libye : à la suite d’un mauvais rêve où il se serait vu égorgé par son barbier, il avait décrété la fermeture de tous les salons de coiffure du pays en suggérant à ses concitoyens de se couper eux-mêmes les cheveux !On n’aurait jamais dû entendre parler autant de ce court texte (80 pages). Conscient des risques qu’il prenait, Idris Ali s’était résolu à se montrer discret lors de sa publication. Celle-ci se faisait chez Waad (وعد : Promesse), une petite maison d’édition du Caire car Dar al-Shorook, peut-être le principal éditeur local, avait paraît-il préféré ne pas tenter le diable en accueillant ce titre. Mais c’était sans compter sur la censure égyptienne qui n’a rien trouvé de mieux que d’ajouter un nouvel épisode à la longue saga de ses exactions, en profitant de la grande fête du livre arabe, à savoir la tenue de la Foire internationale du livre au Caire, pour perquisitionner le siège de l’éditeur, le poète Gumayli Ahmed Shahata (الجميلي أحمد شحاتة) lui-même énergiquement interrogé pendant quelques longues heures avant d’être libéré. Mais il reste, ainsi que l’auteur du leader se coupe les cheveux, sous le coup d’une infraction passible de trois années de prison selon le Code égyptien, pour “outrage à la personne d’un chef d’Etat étranger”…
Tout romancier qu’il est, l’auteur du célèbre Livre vert est en effet fort susceptible de s’offusquer du traitement – même littéraire – que lui a réservé son confrère nubien. Les policiers égyptiens ont donc eu peut-être raison de faire du zèle en allant au-devant des demandes libyennes ; à moins qu’ils n’aient voulu remercier Tripoli d’avoir énergiquement mis au pas, il y a quelques mois, une chaîne télévisée trop critique de la politique égyptienne (voir ce billet). Une chose est certaine en tout cas, c’est que Mu’ammar Kadhafi s’est déjà montré fort chatouilleux à propos de ce qu’on écrit sur lui à l’étranger. En juin dernier, et parce qu’ils avaient publié des propos jugés diffamatoires, trois journaux marocains ont ainsi été condamnés par la justice de leur pays à verser 270 000 euros au plaignant, le “Bureau de la Fraternité arabe” (sic !), à savoir l’ambassade de Libye !
Malheureusement pour lui, car il peut aussi, à l’occasion, se révéler un critique pertinent, ce nouvel épisode de la vie littéraire égyptienne contribue à mettre en évidence la médiocre conduite d’un des responsables culturels locaux, Gaber Asfour. Il a en effet accepté à l’automne dernier de recevoir le Prix international de littérature Kadhafi – d’un montant de 150 000 euros – que le romancier espagnol Juan Goytisolo avait eu le courage et l’honnêteté, lui, de refuser, au nom des idéaux défendus dans sa littérature (Pierre Assouline en a parlé dans son blog ; voir aussi cet article dans The Independent).Mais comme on le souligne dans cet article (en arabe) paru dans le quotidien libanais Al-Safir, l’ancien directeur de l’Organisme général du livre est, en la matière récidiviste. En effet, alors que des auteurs aussi prestigieux qu’Elias Khoury, Hoda Barakat ou Alaa El Aswany, rejoints par le critique Maher Jarrar, avaient démissionné du jury pour protester contre les irrégularités dans l’organisation de Beirut 39, un important prix littéraire, Gaber Asfour n’a guère hésité semble-t-il à prendre la place des protestataires et à constituer un nouveau jury, avec Abdo Wazen du quotidien Al-Hayat, le poète omanais Saif al-Rahbi et la romancière libanaise, la sulfureuse Alawiya Sobh.
Si tu as peur, n’écris pas, et si tu écris, n’aies pas peur ! ( إن كنت خائفا فلا تكتب وإن كتبت فلا تخف) a déclaré Idris Ali lors d’un entretien (en arabe) avec la radio allemande (son téléphone a été coupé, et il a reçu des menaces de mort). On souffre de voir que son œuvre – et son courage – sont jugés, chez lui, par des intellectuels qui collectionnent peut-être les prix (qu’ils sont capables de se décerner à eux-mêmes : voir ce précédent billet) mais qui n’ont guère de valeur…
En attendant L’explosion (انفجار جمجمة) annoncé chez Sinbad/Actes Sud, on peut lire en français, d’Idris Ali, Le Nubien, publié par les éditions Al Bouraq en 2007. On trouve également un chapitre de Dongola mis en ligne par une passionnée de Nubie qui a dû utiliser la traduction anglaise. Dans cette langue, on trouve aussi Poor (تحت خط الفقر), le premier volume de la quadrilogie autobiographique. En suivant ce lien, les lecteurs arabophones pourront télécharger النوبي (Le Nubien).