Sociologue français, Robert Linhardt rejoint fin 1968 la Gauche prolétairienne, qui vient d'être fondée par Benny Lévy. Il décide alors de devenir un "établi", c'es-à-dire de pratiquer ce que l'on appelle une observation participante. En quoi cela consiste-t-il ? Pour Jean Peneff, « on appelle observation participante en usine le fait, pour un sociologue, de participer, en tant que salarié, à la production dans l’entreprise pour en tirer l’information et la documentation la plus proche des faits et du travail concret. Cette participation se déroule généralement sur une longue période (trois mois à un an (... )) de manière à s’intégrer dans le collectif de travail, à se familiariser avec la forme spécifique de l’activité et à contrôler sur un grand nombre de cas les analyses dégagées » (Jean Peneff, Les Débuts de l’observation participante ou les premiers sociologues en usine in Sociologie du Travail, 38, n° 1/96, p. 26.)
"Le premier jour d'usine est terrifiant pour tout le monde, beaucoup m'en parleront ensuite, souvent avec angoisse. Quel esprit, quel corps peut accepter sans un mouvement de révolte de s'asservir à ce rythme anéantissant, contre nature, de la chaîne ? L'insulte et l'usure de la chaîne, tous l'éprouvent avec violence, l'ouvrier et le paysan, l'intellectuel et le manuel, l'immigré et le Français. Et il n'est pas rare de voir un nouvel embauché prendre son compte le soir même du premier jour, affolé par le bruit, les éclairs, le monstrueux étirement du temps, la dureté du travail indéfiniment répété, l'autoritarisme des chefs et la sécheresse des ordres, la morne atmosphère de prison qui glace l'atelier." (p. 25)
C'est donc en tant qu'« établi », ayant pu travailler pendant plus d'un an comme ouvrier spécialisé dans l'usine Citroën de la porte de Choisy à Paris, que Robert Linhardt va pouvoir tirer de cette expérience ce roman, paru presque dix ans après, en 1978, aux éditions de Minuit.
En l'occurence, l'auteur nous livre une observation complète des différents rouages d'une usine automobile. Son immersion, dès les premières pages, dans cet univers bruyant, mécanique, implacable et raciste, donne le ton à ce roman social, qui va dénoncer le caractère inhumain du travail à la chaîne, et la peur du licenciement qui gangrène toute tentative de protestation. A travers cette description fine et lucide du travail à l'usine, Robert Linhardt nous offre toute une galerie de portraits de personnages, occupant un certain nombre de postes, du directeur au manoeuvre, du gros Bineau en visite éclair en costume trois-pièces à Ali le Marocain, gréviste isolé, relégué au nettoyage des toilettes. Gravier, le contremaître, Mouloud, plus habile que le narrateur mais simple manoeuvre, soudeur à l'étain, Georges et ses deux autres collègues Yougoslaves, Christian, Sadok, Primo, parce qu'il est Kabyle, Au final, ce travail à l'usine ressemble davantage à une immersion dans un univers carcéral, avec les chefaillons qui font le travail de matons, et les employés indésirables qu'on mute ou qu'on transfère à un poste exécrable comme si on les mettait au "trou". Cette analyse n'est pas pour autant manichéenne, l'auteur faisant bien ressortir, au moment de la grève, qu'au sein des manoeuvres, qu'au sein des salariés, il n'y a jamais de réelle entente, il y a les mouchards, le syndicat jaune, et puis chacun pense à soi avant de penser aux autres, ayant peur de perdre son travail.
Difficile de trouver meilleur reflet du travail à l'usine dans les années 60 et 70 que ce roman, dont je conseille vivement la lecture, édifiante, et dont on ne manque pas de sortir révolté.