Venise est un cliché. Un cliché fragile, sur pilotis, lagunaire et croulant mais un cliché à peu près préservé. Palais des Doges, place Saint Marc, Rialto, gondoles et soupirs mais aussi lumières, couleurs et carnaval ; Simplon-Orient-Express, cartes postales et compagnie.
Pourtant, n’en déplaise aux vieilles ricaines emperlousées, aux midinettes nippones extasiées et à Josette qui rêve de s’y faire fourrer une dernière fois la galette par la (vraie) saucisse de Marcel, Venise n’a rien de romantique.
D’autant moins qu’à l’époque du romantisme triomphant the place to be c’était plutôt la cambrousse que les parages du Lido. C’était plutôt ô temps suspends ton vol et vous heures propices suspendez votre cours que les Mémoires du regretté Casanova. C’était plutôt déprime façon Lamartine galérant sur le lac du Bourget que fêtes galantes et libertines dans les alcôves dorées d’un palazzetto grand-canalesque.
Désolé d’avoir cassé l’ambiance mais nos lecteurs le savent : « Restons Correct ! » peut transiger sur beaucoup de choses mais pas avec la vérité, surtout quand elle est historique…
Car contrairement à ce qu’écrivit plutôt bien Juppé, Venise n’est pas une tentation. C’est un lieu fondateur de la civilisation occidentale, de sa face sud en tous cas.
Avant de piller les trésors de Constantinople sous couvert de quatrième croisade, Venise fut l’unique dépositaire européen de la civilisation byzantine qui, avant de sombrer sous le joug ottoman, nous a transmis presque intact cet héritage gréco-latin sans lequel nous en serions encore à traquer le sanglier dans quelque improbable futaie celtique.
Les barbares sont éthymologiquement ceux qui ne lisent pas le grec. Par extension ce sont ceux qui ne participent pas de cette culture européenne qui doit tant à l’hellénisme, celui de Périclès ou de Manuel II Paléologue, l’un des derniers basileus venu implorer en vain l’aide de ses cousins latins.
Ceux qui se demandent pourquoi, laïque ou non, la Turquie n’a pas sa place en Europe ont la réponse : c’est une question de civilisation, pas de religion.
Oligarchie maritime et commerçante, Venise fut à partir du treizième siècle et de l’élimination de facto de la concurrence byzantine la principale puissance économique et politique de la Méditerranée orientale, un peu sur le modèle des antiques thalassocraties grecques, de l’Athènes de la Ligue de Délos notamment.
Les richesses accumulées par ses familles marchandes servirent à financer l’essentiel des bâtiments qu’on peut toujours y admirer, l’expédition mythique du jeune Marco Polo à la découverte de la route de la soie chinoise et, surtout, les chefs d’œuvre du cinquecento vénitien signés par le Titien, Véronèse ou le Tintoret.
Ici, comme à Florence ou plus tard à Amsterdam, le capitalisme financier avait déjà pris la détestable et marchande habitude de frapper la culture et la création artistique du sceau infâmant de la concurrence esthétique libre et non faussée…
Le déclin de Venise coïncide évidemment avec l’exploitation par les Européens des richesses américaines. La Méditerranée n’est durablement plus la profitable mare nostrum qu’elle fut pendant des siècles, Venise ne s’en remettra jamais complètement.
La reprise du commerce maritime consécutive au percement du canal de Suez et la colonisation de l’Afrique du Nord profitera plus à Gênes, Trieste, Barcelone et Marseille qu’à la Cité des Doges.
Pour éclatante qu’elle ait été, la victoire de Lépante fut coûteuse et largement inutile puisque Chypre demeura sous l’emprise ottomane. Elle ne fut du reste possible que par le truchement d’une Sainte Ligue associant, pour l’occasion et avev la bénédiction pontificale la puissance habsbourgeoise à la marine vénitienne.
Pour superbes qu’elles soient, les toiles du Canaletto nous montrent une Venise déjà figée deux siècles plus tard dans un calme classique, bien loin de l’effervescence du commerce avec le Levant.
Reste de cette splendeur passée un haut lieu de la mémoire culturelle de l’Occident dont la magie fonctionne toujours sur les ricaines liftées, les nippones incultes, les Josette ménopausées et, peut-être même, leurs blaireaux respectifs.
Pas étonnant que François Pinault ait choisi la Punta della Dogana pour y exposer sa collection d’art contemporain, de préférence aux ruines industrielles de l’île Seguin et leurs pesants relents de sueurs prolétariennes et d’idéologie collectiviste…