Dans la mythologie du rock (penser à expliquer ça aux fans de Coldplay), Peter Grant incarne une brute sournoise au langage de charretier, une baleine-garou vindicative et cupide. Grant, c'est l'ancien catcheur qui manqua occire un roadie de Bill Graham en 1977... C'est le mafieux qui fait trucider ses ennemis à la sulfateuse dans le navet « The Song Remains The Same »... Ce fut le manager de Led Zeppelin.
Comme chez tous les gros durs, pourtant, une tendresse réelle vibrait sous la couche de fumier. Tendresse traditionnelle envers sa mère qui l'éleva seule, son épouse et ses deux enfants Warren et Helen (mais aussi, de manière plus ambiguë, pour Jimmy Page). Sous ses dehors vulgaires, le tour manager qui débarquait en furie dans les rédactions pour demander des comptes aux auteurs de mauvais papiers sur son groupe était aussi, à la surprise de beaucoup, un collectionneur calé d'antiquités rares. C'est ce que nous révèle le journaliste Chris Welch dans son livre The Man Who Led Zeppelin, qui retrace le parcours hors norme du tour manager le plus redouté des années soixante-dix. Welch était une des plumes du Melody Maker à la fin des années soixante. Il a bien connu le personnage.
Le bouquin de Chris Welch est truffé d'anecdotes juteuses de cette période.
Hasard ou coincidence, Grant est toujours au bon endroit au bon moment, il rencontre les bonnes personnes: Après un service militaire de deux ans et une longue série de petits boulots, il trouve un job de videur au « 2i's Coffee Bar », dans le West End, où viennent se produire de nombreux groupes de skiffle. Le gérant du « 2i's » est un catcheur du nom de Paul Lincoln. Sur son insistance, Grant participe à plusieurs combats sous le sobriquet de « Comte Massimo », ou « Sa Majesté le Comte Bruno Alassio de Milan », voire « le Marauder Masqué ». Surtout, c'est au « 2i's » que Grant fait la connaissance de Mickie Most, futur manager des Animals et de Donovan, avec lequel il monte au milieu des années 60 la société RAK Music Management. Au cours de ses activités pour RAK, Grant est amené à rencontrer divers session men. Il fait impression sur Jimmy Page qui le recommande plus tard comme co-manager des Yardbirds. On connaît la suite... Ce qu'on sait moins, c'est que Grant a fait bien plus qu'accompagner les changements de l'industrie musicale de la période: homme de gueule et d'action, il en provoquera lui-même un certain nombre. Plusieurs des changements capitaux ayant affecté le statut des musiciens entre la fin des années soixante et la fin des années soixante-dix résulteront directement de la manière dont « G » conduire les affaires du Zep.
Le Zep des débuts se veut un groupe underground.
À l'instigation de Grant, le groupe refusera systématiquement de sortir le moindre morceau en 45T. Suivant les recommandations de leur manager, Page et consorts communiquent très peu avec la presse (la plupart des journaux rock tiraient à vue sur le dirigeable). Led Zeppelin ne passe pas à la télévision. Ou que très rarement. Cette façon de faire crée une aura de mystère autour du groupe (qui en jouera abondamment, on pense aux quatre symboles). Elle fidélise les teenagers. Le mépris de la presse musicale renforce chez les fans le sentiment d'appartenance à une communauté underground possédant ses codes et sa mythologie propres. Et le succès de Led Zeppelin se construira sur les tournées. De 68 au début des années 70, le dirigeable sillonne l'Amérique.
Fort de deux premiers albums qui cartonnent et d'une réputation scénique légendaire, le groupe est en position idéale pour négocier ses contrats auprès des promoteurs. La musique parle d'elle-même. D'ailleurs, Grant ne s'en occupe pas. Ses quatre musiciens sont suffisamment experts pour savoir ce qu'ils font. Son métier à lui, ce sont les affaires. Selon Mickie Most: « Peter a transformé l'industrie de la musique. Il était capable de s'imposer. C'est vraiment l'homme du 90/10. Avant ça, c'était du 60/40. Il a dit: 'c'est 90/10, à prendre ou à laisser.' Les types ont protesté: 'Heuu... mais on doit faire la promotion des concerts...' 'La promotion des concerts? Pas besoin de ça pour Led Zeppelin. Vous n'avez qu'à mettre un encart dans le Jewish Chronicle. Soyez réalistes: vous n'avez même pas besoin d'affiches pour Led Zeppelin. Il suffit d'annoncer à la radio que le groupe joue à Madison Square, et, une heure plus tard, toutes les places sont vendues. Alors c'est quoi cette histoire de 'promotion'? Vous allez toucher dix pour cent rien que pour vous pointer les mains dans les poches.' C'est comme ça que de 60/40 on est passé à 90/10. [...] Tout le monde fait ça aujourd'hui, mais c'est Peter qui a commencé. »*
Pour Peter Grant, les intérêts du groupe passent avant tout. Une profession de foi qui lui coûtera un divorce.
Il en naîtra une rumeur persistante mais infondée: Grant et Cole auraient tué un homme.
Après la mort de John Bonham et la dissolution de Led Zeppelin, Peter Grant disparaît de la circulation. Il s'enfonce dans la dépression et les drogues. Il refait surface au milieu des années 80, complètement sevré. Il se lie d'amitié avec Ed Bicknell, le manager de Dire Straits (dont l'approche du métier est évidemment différente, plus eighties). Bicknell raconte que Grant l'a appelé un jour pour lui parler des évènements de 1977. Il était en pleurs, accablé de remords et répétait qu'il ne voulait pas qu'on se souvienne de lui comme d'un homme mauvais. Une récompense est créée à son nom: le « Peter Grant Award », couronnant « l'excellence dans le management ». Après le concert des Everly Brothers au Royal Albert Hall, il rencontrrae Phil Everly dans les loges, qui lui rend hommage auprès de ses accompagnateurs: « C'est cet homme qui a tout rendu possible. Sans ses efforts, les musiciens n'auraient jamais pu avoir de carrière. Il a été le premier à s'assurer que les intérêts des artistes passent avant tout, qu'ils soient payés, et correctement. »* Affligé de problèmes cardiaques, il meurt en 1995.
En cette époque de démythification de la musique et d'entubage caractérisé de ses acteurs, alors que le rock est devenu une industrie de papier glacé et de fichiers compressés et désincarnés, le bouquin de Chris Welch nous rappelle que le rock était autrefois une affaire de violence, d'exigence et de coups de folie. Penser à expliquer ça aux fans de U2.
(Merci à Loki F.)
Toutes les citations sont issues du livre de Chris Welch, « The Man Who Led Zeppelin », préfacé par Nick Kent, Ed. Rivage rouge