Le premier romantisme est sans doute celui qui fut, et qui reste, l'objet de toutes les caricatures. Mélancolie, douceur, parfums surannés, fleurs séchés, larmes, faiblesse, mollesse, plainte, gémissements perdus dans le lointain, voix frêles et torturées... Sans doute parce que, même si on l'appelle "romantisme", il diffère radicalement de ce que nous prolongeons encore aujourd'hui: le romantisme de la modernité, celui de Rimbaud et de Baudelaire. Même Victor Hugo commence à être suspecté de ringardise... Emily Brontë, connue pour son unique roman, les Hauts de Hurlevents, reste une étrangère en terre de poésie, une méconnue. Née en 1818, elle partage sa vie entre la promenade et l'écriture. Cette simplicité, ce caractère farouche, solitaire, cette vie vouée entière à l'imagination et à la nature offre aux lecteurs du XXIème siècle un tableau en demi-teinte, volontiers proche des vagues idées qui traînent sur le poète. Ces mêmes lecteurs, ces mêmes éditeurs, ces mêmes professeurs, qui laissent Brontë dans l'ombre, soutiennent pourtant une image tout aussi fausse de la poésie : le grand malheur de la poésie des premiers romantiques est qu'elle est souvent jugée fade, sans force. Comme si l'expérience du monde avait été moins intense à ceux qui n'avaient pas connus les déchirements de la modernité. Difficile, en effet, d'être ému par un texte lorsque l'on est incapable de se défaire un moment de ses représentations pour accueillir les mots. Poems of solitude, d'Emily Brontë se tient là, minuscule recueil de poèmes à la fois grands et touchants, dépourvus de toute solennité, à l'image de la poétesse. Les poèmes d'Emily Brontë sont la trace de l'expérience d'une dissolution dans le monde, non d'un conflit avec le réel. Perméabilité entre l'âme poreuse d'une promeneuse et du paysage des landes de l'Angleterre. Cette douceur et cette mélancolie n'ont rien de commun avec la violence du rapport au réel de nombreux de nos contemporains : aucune échappée hors de ce qui est, aucune lutte avec la parole, les êtres. Emily Brontë, comme ses biographes le répètent, était une jeune femme silencieuse et extrêmement secrète. C'est dans ses poèmes qu'éclate son désir, qu'elle réalise l'accord entre elle et le monde, en dépit de toutes les retenues qu'imposait la société victorienne. Parole fluide, douce qui semble chaque fois se clore sur un soupir. Poésie de celle qui n'avait pas les moyens de lutter, mais seulement la possibilité d'accueillir, de prendre. Romantique, elle l'est, et pourtant, ce dialogue avec la nature et avec elle-même est plus éloigné du narcissisme que bien des textes contemporains. Son "moi" appelle constamment le monde, se fait happer par lui, le cherche. En 1838, dans un poème intitulé "I'm happiest when most away", elle écrit:
"Nor earth, nor sea, nor cloudless sky -But only spirit wandering wideThrough infinite immensity".
Et ce profond désir de confondre l'esprit et l'espace, d'être partout et nulle part, de se mouvoir et d'être libre, de sortir de ses limites, est pourtant moins désincarné que nombre de nos vies. Le désir, même celui de de se dissoudre dans l'air et le vent, reste le désir. Les poèmes de solitude d'Emily sont des poèmes ailés.Parce qu'elle témoigne, non pas seulement d'elle-même, mais de ce qu'elle voit, parce que la plainte côtoie la célébration. C'est la tristesse qui y a sa place, non le négatif, cette déformation contemporaine qui consiste à clamer sa lucidité, sa certitude que tout est insuffisant, qu'être au monde est une posture poétique dépassée, l'éloge une naïveté de jeune artiste. Emily Brontë déplore sa solitude, mais elle l'apprivoise, ses vers exhalent le manque mais non l'insatisfaction, ni même l'insuffisance.
"It will not shine again,Its sad course is done:I have see the last ray waneOf the cold bright sun." (1838)
L'insuffisance est une noirceur de consommateurs ou d' intellectuels - qui se prétendent poètes- à laquelle nous ne parvenons pas toujours à échapper. Le constat d'Emily Brontë dans ce très bref poème nous emporte loin de l'insuffisance, il est un clair et résigné accord avec une lumière froide. Le soleil est premier, le regard second : s'il y a bien une vérité de la poésie, c'est sans doute celle-ci. Il n'est donc pas étonnant que de tels poètes soient négligés -bien que populaires ! - par nos époques! Emily Brontë écrit encore la même année:
"Lonely at her window sittingWhile the evening stole away,Fitful winds foreboding flittingThrough a sky of cloudy grey." (1838)
Emily Brontë chante le manque, qui reste toujours lié au désir. Le vide est absent de son oeuvre, car le vide est le compagnon du cynisme, de l'absence, du désenchantement, de l'indifférence. "Je suis lucide, donc désenchanté" peuvent clamer ceux qui intègrent l'expérience de la douleur avec amertume. Emily Brontë aurait pu écrire "Je suis lucide, donc j'imagine, donc je vis, donc j'écris, donc je chante". Les "donc" sont même de trop, elle aurait simplement parlé d'une évidence: "je manque, je vis, je sens, j'imagine, je désespère". Cet abandon - non sa complaisance- à ce qui est fait sa plus grande force et celle de ses poèmes. La poétesse a réussi ce passage de l'enfance à l'âge adulte qui est celui de l'expérience de la solitude, du manque, de la perte. Elle est de celles qui sont parvenues à dire oui au monde, au vent, à la terre, malgré cette expérience-là. Elle n'est pas de ceux qui se pensent grandis d'avoir "compris" la vie, mais de ceux qui sortent grandis de chaque jour. Pour Emily Brontë, traverser la solitude et la douleur ne conduit qu'à chanter, même si ce chant est mélancolique, il est tendre. Son intensité n'est pas celle de l'éclair, elle est voisine de celle du vent ou, selon l'expression consacrée, de celle de l'eau qui dort. Son regard est grave mais délicat:
"The damp stands on the long green grassAs thick as morning's tears," ("Mild the mist upon the hill", 1839)
Tous les extraits sont tirés de Poems of solitude, Foreword by Helen Dunmode, Hesperus Poetry, London, 2004. (En anglais)