L'Affaire Tournesol
Après une oeuvre titanesque et morbide aux confins de l'espace, Hergé ressert les boulons et situe sa nouvelle aventure en Suisse. Pays neutre et peu intéressant s'il en est, il est plus difficile, convenons-en, de magnifier la Suisse que des paysages lunaires apocalyptiques, mais l'auteur s'en tirera avec les honneurs pour cette histoire passionnante de complot est-européen.
L'Affaire Tournesol creuse des thématiques bien connus des tintinophiles, à savoir les menaces pesant sur la démocratie, la fragilité de ces dernières et l'imminence d'un grand conflit mondial qui viendrait annoncer la Parousie. Après la fausse monnaie (L'Île Noire), l'Anschluss (Le Sceptre d'Ottokar) ou le pétrole, Hergé s'attaque aux débordements de la science. Dès l'introduction mêlant terreur pure et comédie, on voit des miroirs voler en éclat dans tout Moulinsart : l'image que les personnages ont d'eux-mêmes est fissurée, la science s'attaquant d'abord aux âmes avant de pulvériser des villes au nom du progrès. Les personnages sont bâillonnés, impuissants : leurs appels aux secours atterrissent tous dans l'oreille de la Boucherie Sanzot, symbole évident des massacres à venir dans l'histoire de l'humanité. Au milieu du tumulte apparaît Séraphin Lampion, personnage irritant et, pourrait-on penser, très faible, qui représentera en fait, plus encore que Tintin, l'irruption du quotidien, de la bouffonnerie et de la banalité dans des affaires qui le dépassent.
Une fois encore, on apprend que Tournesol est en danger — son arme de pulvérisation massive a attiré les convoitises du gouvernement bordure (déjà apparu quelques albums tôt, Hergé reprenant petit à petit, sur la fin, des éléments anciens pour les développer, ou au contraire détourner leur signification trop évidente et se moquer des codes reçus de la fiction, créant — à son échelle — un mélange parodique mais cohérent, à la fois représentation du déchirement de l'âme et blague de collégien, quelque part sur une carte entre le Disque-Monde entre Yoknapatawpha.) Tournesol est ici un savant tête en l'air mais profondément bon capturé par une puissance occulte — soit l'exact inverse de scientifiques nazis comme Wernher von Braun récupérés par l'armée américaine à la même époque. Hergé tente-t-il de dénoncer la nouvelle hégémonie qui se met en place, en raillant les prétentions messianiques du Nouveau Monde, aussi moralement corrompu que les nazis dans le fond ? La censure, elle, n'a rien vu.
Autre manifestation du détournement des codes, la Castafiore, jusqu'ici reléguée au rang de caricature peu aimable, devient une femme forte et importante, comme si Hergé, après avoir contemplé l'abîme lors des épisodes précédents, éprouvait des remords pour avoir créé des personnages plats et grotesques par le passé, et ressentait le besoin de les grandir, de les magnifier jusque dans leurs défauts, comme ces romanciers moustachus et cyniques qui disent mépriser le monde entier mais tombent amoureux de leur héroïne à la rédaction du troisième chapitre. Si la Castafiore n'a certes pas la profondeur de Candace Compson (encore que), le procédé est le même — un créateur sérieux cherche à élever ses personnages, met une loupe sur leurs battements de coeur, et doit servir, si on peut se permettre l'image, de stéthoscope pour son lectorat. Il est le lien entre des sentiments fictionnels mais plus vrais que nature (et se prêtant mieux à l'autopsie car ils sont exagérés) et le lecteur. Ce lien, il doit le représenter dans toute sa complexité, sans tomber dans les facilités de la caricature ou du portrait guignolesque — ce pourquoi, quelque part, Roger Hargreaves par exemple est un meilleur écrivain que Céline.
Mine de rien, cette aventure plus humaine (intrigue au couteau, décor resserré) soulève autant de questions que les escapades baroques dans la Lune. Qui plus est, d'un point de vue strictement narratif, c'est une réussite, les épisodes s'enchaînant sans temps morts, entrecoupés de scènes marquantes (la blague du vin blanc après l'explosion, l'escapade en tank, la poursuite de voiture avec un Fangio lunatique, etc.) Parfait, une fois encore.