Magazine Beaux Arts
Certes, j'avais annoncé, samedi dernier, qu'après la relation de mes amours estivales essentiellement vécues à Prague, j'entamerais, dans la foulée, une petite série d'articles pour mieux vous permettre d'appréhender, amis lecteurs, les rapports que l'ex-Tchécoslovaquie a entretenus avec l'égyptologie.
J'avoue toutefois qu'après avoir mis un point prétendument final à ce dernier billet de notre escapade pragoise ; après avoir aussi consulté certains documents qui m'ont permis de très rapidement évoquer la rencontre de Charles X, en exil au château des rois de Bohême, avec François-René de Chateaubriand, je n'ai pu m'empêcher de me replonger dans les quelques pages que, dans ses célèbres Mémoires d'Outre-Tombe, il consacra à ce séjour.
Comment diantre, après la lecture des différents volumes de cette oeuvre qui combla mes années d'étudiant, à l'instar d'ailleurs de ceux d' "A la recherche du temps perdu" de Proust, ai-je pu oublier, l'âge aidant, ce que Chateaubriand écrivit de ses rencontres avec les Bourbons en exil ? Seul, peut-être, tonton Sigmund pourrait-il me répondre au-delà des ans ; à moins que je ne doive convoquer un autre scientifique, très connu mais mal aimé de ma génération, Aloïs Alzheimer ...
Quoiqu'il en soit, il me plaît de vous faire partager l'envie que j'eus, dimanche après-midi, de relire ces chapitres du livre trente-huitième des fameux "Mémoires ..." et, notamment, les passages ci-dessous dans lesquels les plus fidèles d'entre vous auront peut-être l'impression d'avoir déjà "entendu cela quelque part" ...
Prague, 28 et 29 mai 1833,
Je ne sais pourquoi je m'étais figuré que Prague était niché dans un trou de montagnes qui portaient leur ombre noire sur un tapon de maisons chaudronnées : Prague est une cité riante où pyramident vingt-cinq à trente tours et clochers élégants ; son architecture rappelle une ville de la Renaissance. La longue domination des empereurs sur les pays cisalpins a rempli l'Allemagne d'artistes de ces pays ; les villages autrichiens sont des villages de la Lombardie, de la Toscane, ou de la terre ferme de Venise : on se croirait chez un paysan italien si, dans les fermes à grandes chambres nues, un poêle ne remplaçait le soleil.
La vue dont on jouit des fenêtres du château est agréable : d'un côté on aperçoit les vergers d'un frais vallon, à pente verte, enclos des murs dentelés de la ville, qui descendent jusqu'à la Moldau, à peu près comme les murs de Rome descendent du Vatican au Tibre ; de l'autre côté, on découvre la ville traversée par la rivière, laquelle rivière s'embellit d'une île plantée en amont, et embrasse une île en aval, en quittant le faubourg du Nord. La Moldau se jette dans l'Elbe. Un bateau qui m'aurait pris au pont de Prague m'aurait pu débarquer au pont Royal à Paris. Je ne suis pas l'ouvrage des siècles et des rois ; je n'ai ni le poids ni la durée de l'obélisque que le Nil envoie maintenant à la Seine ; pour remorquer ma galère, la ceinture de la Vestale du Tibre suffirait.
Le pont de la Moldau, bâti en bois en 795 par Mnata, fut, a diverses époques, refait en pierre. Tandis que je mesurais ce pont, Charles X cheminait sur le trottoir ; il portait sous le bras un parapluie ; son fils l'accompagnait comme un cicerone de louage. J'avais dit dans le Conservateur qu'on se mettrait à la fenêtre pour voir passer la monarchie : je la voyais passer sur le pont de Prague.
Dans les constructions qui composent Hradschin (*), on voit des salles historiques, des musées que tapissent les portraits restaurés et les armes fourbies des ducs et des rois de Bohême. Non loin des masses informes, se détache sur le ciel un joli bâtiment vêtu d'un des élégants portiques du cinquecento : cette architecture a l'inconvénient d'être en désaccord avec le climat. Si l'on pouvait du moins, pendant les hivers de Bohême, mettre ces palais italiens en serre chaude avec les palmiers ! J'étais toujours préoccupé de l'idée du froid qu'ils devaient avoir la nuit.
Prague, souvent assiégé, pris et repris, nous est militairement connu par la bataille de son nom et par la retraite où se trouvait Vauvenargues. Les boulevards de la ville sont démolis. Les fossés du château, du côté de la haute plaine, forment une étroite et profonde entaille mainteannt plantée de peupliers. A l'époque de la guerre de Trente Ans, ces fossés étaient remplis d'eau. Les protestants ayant pénétré dans le château le 23 mai 1618, jetèrent par la fenêtre deux seigneurs catholiques avec le secrétaire d'Etat : les trois plongeurs se sauvèrent. Le secrétaire, en homme bien appris, demanda mille pardons à l'un des deux seigneurs d'être tombé malhonnêtement sur lui. Dans ce mois de mai 1833, on n'a plus la même politesse : je ne sais trop ce que je dirais en pareil cas, moi qui ai cependant été secrétaire d'Etat.
(...)
Confusion, sang, catastrophe, c'est l'histoire de la Bohême ; ses ducs et ses rois, au milieu des guerres civiles et des guerres étrangères, luttent avec leurs sujets, ou se collettent avec les ducs et les rois de Silésie, de Saxe, de Pologne, de Moravie, de Hongrie, d'Autriche et de Bavière.
Pendant le règne de Venceslas VI, qui mettait à la broche son cuisinier quand il n'avait pas bien rôti un lièvre, s'éleva Jean Huss, lequel ayant étudié à Oxford, en apporta la doctrine de Wiclef. Les protestants qui cherchaient partout des ancêtres sans en pouvoir trouver, rapportent que, du haut de son bûcher, Jean chanta, prophétisant la venue de Luther.
(...)
En arpentant la ville et les faubourgs de Prague, les choses que je viens de dire venaient s'appliquer sur ma mémoire, comme les tableaux d'une optique sur une toile. Mais, dans quelque coin que je me trouvasse, j'apercevais Hradschin, et le roi de France appuyé sur les fenêtres de ce château, comme un fantôme dominant toutes ces ombres.
(Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, Tome IV, Lausanne, Editions Rencontre, 1968, pp. 358-62)
(*) Hradschin ici correspond au Hradcany que nous avons découvert ensemble ces derniers samedis ...
Le rideau s'étant avec cet extrait refermé sur l'histoire événementielle de Prague, et avant très bientôt de réemprunter les sentiers promis de l'égyptologie, je ne puis in fine que vous inviter à prendre connaissance d'une des nombreuses légendes du terroir à propos de ce Mnata cité ici par Chateaubriand ; et surtout sa conclusion.
J'ai toutefois l'impression que certaines de mes lectrices ne me pardonneront que du bout des lèvres d'avoir aujourd'hui donné cette fable à lire ...