Ton papa est idiot, petit, tu le savais ? Même après toutes ces années de vélo, il m’arrive encore souvent de prendre un « raccourci » qui m’économise 4 km, mais me force à grimper un col absurde qui me tue les cuisses pour trois jours. J’y pense simplement pas. Idem pour le vent. Tu vois, petit, à vélo, le vent, c’est parfois bien plus dur que l’inclinaison. Il arrive qu’on n’avance pas du tout dans une descente tellement le vent est fort.
Donc, en planifiant mon étape, la veille, j’avais bien remarqué sur la carte ce petit carré où il était inscrit en italique « Parc d’Éoliennes de la Vendée ». Non seulement j’avais noté la chose, je m’y intéressais même au plus haut point ! Je suis allé sur Internet faire ma petite recherche, ce qui m’a permis d’apprendre qu’il s’agit du plus important parc d’éoliennes de toute la France. Même en lisant ça, j’ai pas allumé. J’ai tracé mon itinéraire pour passer le long du parc, par exprès ! Pour les voir comme il faut ! Et même, tiens, prendre des photos ! Pourquoi pas.
C’est en arrivant, à la fin du trajet, grippé et fatigué, que j’ai compris tout ce qu’y avait de crétin à vouloir longer un parc éolien à vélo. J’ai aperçu de loin les grandes hélices, évidemment. Mais j’ai mis du temps à remarquer leur orientation. Je forçais depuis de longues minutes, je poussais, je souffrais. À un moment j’ai vu arriver un tout petit point vert dans mon oeil gauche. Flp. Le minuscule insecte devait transporter une ceinture d’explosifs ou une caisse de munitions, chais pas, en tout cas, j’ai bien senti son corps rouler sous ma paupière et soudain, une douleur profonde a retenti dans mon orbite. Je me suis dépêché d’appliquer le truc de bonne-sœur de ma mère, pincer les paupières et leur faire faire de petits signes de croix, ce qui doit faire intervenir Jésus, qui — j’imagine — négocie alors la reddition de la bibitte. Cette-fois encore, ça a marché.
Je suis arrivé dans le parc, la petite lumière a finalement fait clic. Le vent. Ils construisent des éoliennes là où il y a le plus de vent !… Bref, j’avais en pleine figure un vent si fort que pendant 5 ou 6 kilomètres j’ai dû traiter cette route plate comme une colline escarpée. Penché au maximum, la casquette rabattue sur les yeux, je trimais, presque immobile… Ah ! Quelle désopilade !
Tout ça pour te raconter, petit, que dans la vie, il y a des moments comme ça, où tout chie. Mais parfois, le lendemain ouvre sa grande gueule hilare, inspire, et éructe le plus beau des chants, la plus mélodieuse des mélopées, la plus suave des rhapsodies framboises. C’est qu’en partant de Beauvoir, mon amour, ce vent, cet horrible bise, qui me giflait la veille… Je l’ai eu de dos. Du début à la fin de la journée. Je peux pas dire que j’ai vraiment donné un coup de pédale. 50 kilomètres en moins de deux heures, en comptant une pause lorsque j’ai fini par voir la mer. Heureusement pour mon degré de difficulté que je me suis perdu (eh !) un peu. Sinon, l’étape aurait été une véritable honte au plan sportif, un peu comme ces matchs de hockey olympique Canada - Japon.
Il y a malgré tout une jouissance à filer droit comme un boulet, sans effort, sans non plus de carburant fossile, sans dureté, sans obstacle. Se fondre dans le paysage ! Sur de longues sections, j’allais à la même vitesse que la circulation automobile. Moyenne de l’étape à 28 km/h. Wow. Une orgie de vitesse, de facilité, de simplicité.
Je me suis paumé dans St-Jean. J’ai tenté de trouver l’Office de tourisme, sans succès. Au moment d’abandonner, j’avais tant tourné dans les ronds-points que je ne savais plus où j’étais. J’ai décidé de me fier à ma boussole et de foncer plein Ouest, après quoi je n’aurais plus qu’à suivre la mer jusqu’à La Rochelle. Au bout d’un long moment, voyant que la mer n’arrivait pas, je me suis arrêté. Je viens de passer un mois à considérer l’Ouest comme mon objectif et ça m’a joué un tour. La terre s’allonge dans cette direction, alors que l’océan coupe vers le Sud-Est. Je suis obligé de faire un effort de réorientation. Ça y est. Mon horizon a désormais changé. C’est le premier grand virage dans ce tour qui en comprendra bien d’autres. Je traverse la route et je repars. J’allais simplement dans la mauvaise direction. J’aurais dû m’en douter. Le vent me pousse, maintenant. Tout baigne. Tout coule.
Je roule de plein fouet dans le soleil éclaboussant. Mes narines s’emplissent de sel, d’iode, d’algues… Je longe pendant un bon bout de temps des eucalyptus, puis des conifères, des fleurs de toutes sortes. Les bosquets embaument, parfument ma route de menthe, de sucre, de chocolat, de poivre, d’ail, de safran, de crème… Ça y est, on dirait que je vais bientôt avoir accès à mon bonheur.
Saint-Gilles-Croix-de-Vie est un baume. Une éternité modeste, une sérénité, un calme, enfin... la France, quoi. Une partie de la France que je cherche. Le marché en plein air, les artisans qui présentent leurs crottins de brebis, la dame qui vend des manteaux avec laquelle on peut parler dix minutes sans qu’il ne soit question d’acheter quoi que ce soit. Mon hôtel, aussi, un peu plus cher que mon budget, mais splendide et accommodant. Pour la Xième fois la Wifi plantait, mais on s’est installés et on l’a fait fonctionner. C’est jouissant. Je marche des kilomètres le long de la mer. Je prends des tas de photos. Je suis ému. Mes yeux… embués par la chaleur…
Sans transition, après tant de fermeture, de dureté, de sécheresse… Une violente attaque de douceur. Et Rossinante ronronne sous moi, exulte. La brise relevée, sucrée-salée, nous tape dans le dos, nous dévalons la Vendée, libres. Légers…