Jean-Yves Naudet - Le 5 février 2010. Les Français sont partagés sur la question de l’introduction en France de la finance islamique, c'est-à-dire de titres conformes à la charia. Christine Lagarde est pour, en raison de l’importance de ce marché, de façon à attirer des capitaux dans notre pays. Hervé de Charrette, qui n’est pas a priori un dangereux islamiste, préside un institut chargé de la promotion de la finance islamique. En sens inverse, certains s’inquiètent de cette atteinte à la laïcité et certains autres craignent un dangereux engrenage : le communautarisme est-il compatible avec la démocratie et l’état de droit ? En tous cas, la question se pose et il faudra bien trancher.
L’islam interdit le prêt à intérêt aux musulmans
Tout d’abord, de quoi s’agit-il ? Chaque religion a un certain nombre de principes, y compris en matière économique et sociale, comme le christianisme avec la doctrine sociale de l’Eglise. Certains principes évoluent et, pour les chrétiens, le prêt à intérêt interdit au Moyen Age a été admis dès le 15ème siècle.
Pour autant, l’église catholique, au-delà même des principes généraux de la doctrine sociale, a mis en place des fonds de placements dans les diocèses conformes aux principes catholiques, c'est-à-dire excluant par exemple les placements dans des laboratoires fabriquant des pilules abortives. C’est l’avantage du marché que de permettre à chacun de choisir en fonction de ses propres critères : rentabilité, liquidité, risque, dimension morale, etc. Jusque là, le libéral n’a rien à redire : chacun a le choix de ses critères moraux, tant qu’il n’attaque pas les droits des autres et ne prétend pas leur imposer ses propres choix.
Pourquoi la question serait-elle plus délicate à propos de la finance islamique ? Cette finance respecte les lois de la charia qui interdit les placements à intérêt (comme en sens inverse les emprunts, la difficulté ici étant levée par des systèmes assez proches de notre leasing). Toutefois le musulman qui se voit interdire de placer son argent dans des obligations (qui servent un intérêt fixe), est tout à fait autorisé à faire des placements participant aux profits.
Un marché de 700 milliards de dollars
L’islam a donc inventé des titres spécifiques, dont les plus connus sont des sukuks, qui n’existent pas en France. Ils se situent entre actions et obligations, qui prévoient une rémunération en fonction de la rentabilité du bien (sans que pour autant le financier soit propriétaire du bien en question). Ils ressembleraient à des obligations participantes, mais le taux ne saurait être fixé par contrat. Ces titres islamiques sont apparemment conformes à la charia, donc aux prescriptions religieuses musulmanes. D’autres critères moraux interviennent aussi dans le choix des placements : en particulier, il est interdit d’investir dans la production d’alcool, ou dans des opérations purement spéculatives (difficiles à définir !).
Actuellement ces placements en sukuks représentent déjà des sommes considérables. Le nombre de musulmans accédant à un niveau de vie élevé, y compris dans les pays occidentaux, le poids des capitaux arabo-musulmans de la part des pays pétroliers, ont fait que ce marché est devenu considérable et ne pouvait laisser indifférent les pays capitalistes. La finance islamique a donc largement débordé le cadre des banques islamiques et se pratique dans de nombreuses banques capitalistes. Voilà pourquoi Madame Lagarde voudrait l’introduire en France.
Si dès aujourd’hui la finance islamique représente 700 milliards de dollars, ce sera 1000 dans quelques années. C’est l’un des segments du marché les plus dynamiques : les seules émissions de sukuks progressent de 30 à 35% par an. Les pays se précipitent sur cette manne et la question posée à la France est : faut-il, au nom de valeurs supérieures, renoncer à ces placements, capables d’attirer chez nous de nombreux capitaux ?
Des textes adaptés constituent-ils une atteinte à la laïcité ?
Le bulletin du FMI a consacré deux pages au fait que « la demande de titres conformes à la charia augmente rapidement ». Ce marché est qualifié par le FMI de « florissant ». Ce qui rend les choses complexes, sur le plan technique, c’est que les règles islamiques sont assez précises (pour les seuls sukuks il en existe 14 types) avec des prescriptions très pointues. Cela nécessite d’adapter la législation pour autoriser ce type de placement.
C’est là que les difficultés commencent. Les tenants de la laïcité pure et dure n’acceptent pas qu’une loi puisse être votée en application de principes religieux.
De plus, en dehors de la finance, la charia et surtout l’islamisme radical véhiculent des règles que nos démocraties et nos déclarations des droits de l’homme réprouvent, par exemple au sujet de la place de la femme et de ses droits, des châtiments corporels ou encore de la polygamie. Il est clair qu’une démocratie qui adopterait toutes les règles de l’islamisme radical se renierait dans ses principes les plus fondamentaux.
Mais tout en rejetant sans concession certains des principes moraux de la charia, ne peut-on pas s’accommoder de quelques arrangements portant sur le domaine bien précis de la finance ? Est-il contraire à la morale républicaine, aux droits fondamentaux, à la déclaration de 89, d’autoriser des nouvelles formes de titres respectant les règles présentées ci-dessus, à commencer par un autre mode de rémunération que l’intérêt ? Dans d’autres pays que la France, où la liberté contractuelle est bien plus large, il n’y aurait pas à légiférer. Mais Madame Lagarde invite au contraire à soumettre la finance islamique au vote du législateur. Chez nous tout commence et tout finit par des lois.
Rester sur le terrain financier
Il n’en demeure pas moins que certains libéraux, tel Guy Millière, pensent qu’une position « souple » serait contraire à notre propre éthique : n’allons-nous pas vendre notre morale pour un plat de lentille ? La charia est un tout, et on ne peut en isoler un élément par simple convenance économique. G. Millière parle de lois particulières pour des gens particuliers, brisant l’égalité devant le droit. L’Islam aurait une dimension à part et prescrirait impérativement des règles juridiques ou économiques.
Il est vrai qu’on peut difficilement imaginer un droit à géométrie variable. Mais pour autant certaines règles ne peuvent-elles pas être acceptées quand bien même elles auraient une origine ou un contenu religieux ? Par exemple, la doctrine sociale de l’église a aussi ses prescriptions, et les évêques ont pu en toute liberté créer leurs propres formes de fonds de placements. De façon plus générale observons la mode des « placements éthiques » : elle va dans ce sens. Au nom de quoi la loi fermerait-elle la porte à de nouvelles techniques de financement, à de nouveaux critères de placement ? Tout l’intérêt du marché est de permettre à chacun de trouver son chemin en poursuivant son propre but, tant qu’il ne remet pas en cause les droits et libertés des autres et tant que cela reste une simple possibilité et non une obligation ; les Américains ont même inventé les placements « vicieux » réputés anticrise (alcool, jeux de hasard, sexe). Le marché a une capacité infinie à traduire ce qu’il y a dans le cœur des hommes, le bien comme le mal, et la question est de chercher à moraliser les hommes par l’éducation, non d’accuser le marché d’immoralité.
La finance islamique serait-elle une arme de prosélytisme de la charia ? C’est la crainte de Guy Millière : « C’est graduellement toute l’économie du pays qui se trouverait placée sous surveillance islamique ». Le danger existe, mais va-t-on faire jouer le principe de précaution ? Qu’une vigilance s’impose, c’est évident. Que le conseil constitutionnel, c’est son rôle, vérifie que rien dans ces dispositions ne soit contraire aux droits fondamentaux, c’est nécessaire.
Mais autoriser des sukuks ou autres placements de ce type n’implique pas de mettre en œuvre l’intégralité de la charia. La question ne se pose que dans les pays où la charia s’applique dans son intégralité et de manière obligatoire et exclusive.
Le drame français c’est qu’on oblige les gens à se référer à la loi pour régler leur comportement : si c’est légal, c’est obligatoire. Dans une société libre, c’est le contrat qui régit les relations interpersonnelles, et la loi n’est là que pour s’assurer que le contrat est conforme aux droits fondamentaux de la personne humaine. Imaginer des formes nouvelles de placements, purement volontaires, ne nous semble pas mettre en péril les libertés fondamentales. D’ailleurs, les universités de Strasbourg et Dauphine ont déjà créé des diplômes de finance islamique. De plus, presque tous les pays non musulmans créent ces titres, bien sûr en raison de l’énormité du marché actuel et plus encore potentiel, mais aussi parce que chez eux personne n’a soulevé la question. Dans un état de droit, respectueux des libertés et des droits fondamentaux, la finance islamique ne devrait pas poser de problème.
Jean-Yves Naudet est professeur de sciences économique à l’Université Paul Cézanne. Cet article a originellement été publié sur le site www.libres.org.