Il est aussi facile de différencier le nélulokal d’opposition de son cousin majoritaire que le zèbre de plaine de celui des montagnes. De même que
l’un a des rayures noires sur fond blanc et l’autre des rayures blanches sur fond noir, le nélulokal d’opposition est le presque exact négatif du
nélulokal majoritaire . Ainsi, il vit en solitaire ou en petits groupes de quelques individus. Des observateurs superficiels ont cru noter, dans ce dernier cas, une conduite identique à celle des nélulokaux majoritaires puisque ces groupes se réunissent en général autour d’un chef. Des études plus approfondies ont montré que, chez les nélulokaux minoritaires, ce sont les chefs qui, si ils veulent conserver ce statut, doivent, sur un froncement de museau de leurs compagnons, manger leur chapeaux et avaler des couleuvres. On mesurera la pénibilitude de la chose quand l’on saura que
la nourriture ordinaire du nélulokal d’opposition est le frein qu’il est contraint de ronger pendant la durée de son mandat (et six ans à grignoter un accessoire automobile, certes indispensable mais peu digeste, c’est long).
Ajoutons que le nélulokal d’opposition est journellement menacé de tomber dans les pièges que, dans leur abominable perversitude, lui tendent les nélulokaux majoritaires. L’un des plus courants, et il faut bien le dire des plus efficaces, est celui dit de la discussion budgétaire. Pour l’édification des futurs nélulokaux d’opposition décrivons-en rapidement le fonctionnement. Le chef des nélulokaux majoritaire produit un document de format A4 avec couverture quadrichromique. Il est orné du logo de la ville et comporte, au bas mots, cent à cent cinquante pages couvertes de chiffres écrits petits et généralement incompréhensibles pour qui n’est pas titulaire d’un doctorat en comptabilité publique. Dans cet océan d’incertitude, on a laissé surnager quelques îles aux noms à la fois rassurants et trompeurs :
frais de représentations, subventions diverses ou travaux des services. Dès qu’il les aperçoit, le nélulokal d’opposition se précipite dessus. Fou de joie à l’idée de dénoncer la gabegie de ses adversaires, il passe de longues soirées à polir un discours qu’il sème de quelques petites phrases assassines . Il en effectue l’essai (des petites phrases assassines) sur son conjoint (une conjointe fait aussi bien l’affaire). La conjointe (ou le conjoint) applaudit de confiance pressé de retourner à ses mots croisés, au sarclage de ses tomates ou à la lecture du dernier opus de son philosophe favori. Dans cette période le nélulokal d’opposition ronge plusieurs freins, un seul ne suffisant pas à calmer son désir d’en découdre. Vient enfin le moment tant attendu. Après que le Maire ou le Président a présenté, avec une désolante partialité, un budget qu’il a, contre toute évidence, qualifié de bon et d’équilibré, la parole est donnée au nélulokal d’opposition. Las ! Personne ne l’écoute.
Les nélulokaux majoritaires digèrent leur chapeau ce qui exclut tout effort d’attention. Les autres nélulokaux d’opposition attendent leur tour de lancer leurs petites phrases assassines à eux. Le journaliste local fait semblant de tendre l’oreille, mais il rédige déjà son papier du lendemain (titre « Un budget contesté mais voté à la majorité ») et le public trouve le temps long : c’est vrai quoi, avec tous ces discours les tranches de jambon du buffet campagnard final vont finir par se réchauffer. Quatre ou cinq interventions de nélulokaux d’opposition plus tard, le Président ou le Maire reprend la parole. Il démontre, avec l’aide de ses services qui lui ont passé discrètement les renseignements nécessaires, que les orateurs de l’opposition (la nuance qu’il met dans ces trois mots est un petit chef d’œuvre d’ironie) ne comprennent rien à rien et encore moins si c’est possible. Les frais de représentations sont très au dessous de ceux d’une ville voisine dirigée par un ami du nélulokal d’opposition, de plus, s’ils se sont alourdis c’est pour venir en aide au Comité de l’Amitié Franco-Ouzbèque dont notre ami (suit le nom du nélulokal) est trésorier. Les travaux permettront aux secrétaires chargées de l’Etat Civil de travailler dans un bureau un peu plus vaste que les quatre mètres carrés qui leur étaient alloués jusque-là. Quant aux subventions, le nélulokal d’opposition peut être certain que les membres du pack de l’équipe de rugby communale seront enchantés d’apprendre qu’il a refusé qu’on répare leur pomme de douche. Après quoi on passe au vote dont le résultat est en cours d’impression sur la Une du journal à paraître le lendemain. Bref (si l’on peut dire) l’effet de l’exposé du nélulokal d’opposition se mesure, au mieux, par un chiffre voisin de zéro. Il n’est même pas sûr d’avoir son nom dans l’article consacré au conseil municipal et il ne sera plus jamais invité aux troisièmes mi-temps du RC Champignac.
Ceci étant, le nélulokal d’opposition a, lui aussi, des compensations. Ses relations avec les sitoilliainlokaux sont, en général,beaucoup plus cordiales et détendues que celles qu’entretiennent, avec cette redoutable espèce, les nélulokaux majoritaires. Le nélulokal d’opposition est en effet
porteur d’un gêne qui lui permet de caresser le sitoilliainlokal dans le sens du poil et ceci quel que soit le poil et quel que soit le sens. Du coup le sitoilliainlokal agréablement chatouillé se répand en amabilités et promesses de votes en vue des prochaines élections ce qui réjouit le cœur du nélulokal d’opposition qui se voit déjà transformé en nélulokal majoritaire. Hélas, comme disait quelqu’un qui s’y connaissait : « Les promesses n’engagent que ceux qui les croient ». Le sitoilliainlokal, espèce éminemment versatile, est tout à fait capable de promettre à Machin qu’en aucun cas il ne votera pour cette nullité de Trucmuche, lequel a eu l’imbécillité de faire planter des poidrisiers du Kamtchatka dans les plates-bandes du Parc Onésime Lampion (1) alors que le bon sens imposait qu’on garnisse cet espace de bournadins du Cap Vert) . Pourtant le jour venu il donnera son suffrage à cet imbécile de Machin
« pasqu’on sait c’qu’on perd, mais qu’on sait pas c’qu’on gagne ! » (2). Mais le nélulokal d’opposition n’envisage même pas la possibilité d’une telle trahison. Il vit dans l’espoir d’un monde meilleur où, devenu nélulokal majoritaire, il pourra enfin gérer, (au choix, la commune, le département ou la région), dans un esprit à la fois démocratique et responsable en défendant toujours, partout et de toutes les façons
l’Intérêt Général (majuscules obligatoires). Autant dire que, pour obéir aux lois de son espèce. Il fera tout le contraire de ce que font les nélulokaux majoritaires actuels. Il arrive que ce rêve s’accomplisse. Dans ce cas, il suffit au nouveau nélulokal majoritaire de quelques semaines ou, au pire, de quelques mois pour comprendre la vérité de l’adage qui affirme que « L’idéal se réalise en se pervertissant ». C’est un moment difficile à passer, mais mon expérience personnelle me permet d’affirmer qu’on y survit assez facilement.
D’ailleurs, convenablement cuisiné, un chapeau se laisse manger et le plat de couleuvres à la pommade est digne de paraître sur les meilleures tables.
III Les nélulokaux à géomètrie variable
Quand on les croit à gauche, ils sont à droite. Quand on pense pouvoir les observer sur les bords, ils se cachent au milieu et quand on se dit qu’ils gambadent ici, ils batifolent ailleurs. On l’a compris, indéfinissables, protéiformes et caméléonesques, ils défient la description, je renonce donc à me lancer dans une étude dont je laisse le soin aux générations futures « Ces géants montés sur des épaules de nains (à moins que ce ne soient le contraire) » (3).
Chambolle
(1) Injustement méconnu, Onésime Lampion (1825 – 1894) est l’inventeur de l’ingénieux système de transmission de la parole appelé porte-voix et dont il eut l’idée en voyant son fils, Athanase Lampion, jouer avec un vieux broc dont le fond avait disparu pour une cause restée mystérieuse.
(2) Sagesse des nations
(3) Encore Pâcome Hégésippe Adélard Ladislas de Champignac