Chômage, précarisation, taxes pour redistribution, marginalisation des diplômes, tout cela engendre malaise et pessimisme dans la classe moyenne. « Ce problème est central pour la société française, car l’efficacité économique, la stabilité sociale et la dynamique démocratique dépendent étroitement de la participation de ce groupe intermédiaire à la construction de l’avenir » p.10. Le modèle original d’individualisme solidaire (plutôt que solitaire) est en train de s’effondrer.
Mais qu’est-ce au juste que la classe moyenne ? Après avoir arpenté la jungle des définitions, l’auteur en conclut en gros qu’il s’agit de « deux Français sur trois », caractérisés par un revenu proche du médian, un patrimoine faible, une position dans les hiérarchies intermédiaires et un sentiment d’appartenance lié à la trajectoire sociale ascendante permise par la modernité. Cela exclut les chômeurs et les indépendants mais garde la notion de mouvement : la classe moyenne n’existe que dans le devenir, toute stagnation économique la délite.
La société française se vit depuis « le choc de la rigueur » de 1983 sur le mode du paradis perdu. Comme c’était « bien » avant ! Croissance, plein emploi, salaires en hausse de 3,5% par an, extension des droits sociaux, sentiment missionnaire universaliste… Sauf que cette période était une parenthèse particulière à la France, dans une époque de reconstruction. La génération née en 1945 a profité de l’essor économique. L’appel d’air des places et l’extension inouïe de l’État-providence tant en termes d’emploi que de redistribution, lui a permis d’assouvir son rêve de consommation, d’élévation sociale et d’apaisement des craintes pour l’avenir (santé, chômage, retraite, éducation de la génération suivante).
« Dans une société française figée et caractérisée par un rapport autoritaire aux normes, à la politique, à l’ordre social et moral, qui faisait encore à la fin des années 1960 l’objet d’un large consensus entre gouvernants gaullistes et opposants de gauche communiste, une vive remise en cause des principes établis a donné en quelques années un visage nouveau aux comportements de la vie de tous les jours » p.46. Certains vivent encore à cette heure ancienne… Mais la libéralisation des mœurs a accompagné l’autonomie économique et les libertés démocratiques. Depuis la crise du pétrole 1973 (suivie de la crise des ayatollahs, bien plus grave, en 1979), l’économie se transforme, les salaires stagnent et l’État-providence, devenu bouffi et asthmatique, ne suit plus. Les actifs sont valorisés plus que les revenus, contraints par des places plus rares et des diplômes plus nombreux. La société devient d’incertitudes.
« Il existe un doute croissant quant à l’adéquation entre le talent et l’effort de chacun en direction d’un bien commun – le mérite – et la rétribution qui en découle en termes économiques et sociaux » p.55. Le déclassement générationnel a été soigneusement masqué par l’assistanat social et l’aide aux familles. Les enfants gâtés de l’Etat keynésien s’accrochent encore aux places, économiques comme politiques, tandis que leurs enfants décrochent. Pas d’emploi fixe avant 30 ans, parfois pré-retraités dès 51 ans, ils votent peu ou populiste, ne militent pas, se replient sur eux-mêmes. « L’inflation croissante de naguère, la dette explosive qui a résulté d’investissements qui ne furent pas tous productifs, tant dans ses formes explicites (le déficit cumulé) qu’implicites (les retraites publiques non budgétées), l’exigence ultérieure de plus de rigueur, l’incapacité à sortir de la contradiction de dépenses incompressibles, d’une gestion impossible des prélèvements obligatoires (…), et d’une exigence croissance vis-à-vis des services rendus par une fonction publique peu à peu vieillissante (…) Telles sont les équations d’un système surdéterminé où les nouvelles générations ont servi de variable d’ajustement » p.66. Il faut traduire ce jargon de gauche pour saisir que le choix de société a été de conserver les acquis de ceux en place (cette fameuse scie mitterrandienne des Zacquis), au détriment des jeunes qui voudraient entrer. Sur cette préférence évidente pour le chômage, « le socialisme » - qui se veut d’opposition - n’a par tabou rien à dire…
Au contraire même. Et l’auteur, sociologue de gauche à Science Po, d’analyser, non sans un certain amusement : « Il pourrait être ainsi désagréable aux jeunes d’apprendre qu’ils n’ont pas simplement été victimes d’un capitalisme néolibéral qui, à force de maîtrise de l’inflation et de réformes antiétatiques, les a privés d’emplois stables et bien payés (qui existent encore) et de logements bon marché (occupés aujourd’hui par d’autres), mais aussi d’un faux socialisme qui ne les a pas soutenus, qui leur fait payer sur leurs impôts (IR, IRDS, TVA, taxes sur le tabac, l’essence, etc.) le prix d’un État-providence obèse qui ne leur bénéficie guère et au bout du compte leur fera supporter longtemps les dettes accumulées par leurs heureux prédécesseurs » p.69.
Désagréable en effet, avec un sentiment de no future. Diplômes dévalués, impression d’échec par rapport à leurs parents arrivés, leur salaire ne leur permet plus guère l’accès au logement et au patrimoine. La dépendance croissante envers la famille et les relations non seulement délite la dynamique de la classe moyenne mais tend à figer les positions sociales. La bonne condition l’emporte sur le bon concours ou la bonne initiative. Cette nouvelle génération précaire doit ajuster ses exigences de consommation à ses possibilités sociales de réalisation. Cela ne va ni sans frustrations ni sans remises en cause. Faut-il voir dans la vogue des mouvements écologistes pour la frugalité et la décroissance un reflet de cette nouvelle condition ?
Une société paupérisée ne rêve plus d’être acteur universel, ni de porter un projet humaniste. Ce pourquoi votre socialisme est muet… Le chacun pour soi s’érige en valeur telles la débrouille et les petits avantages (bien ou mal acquis). On veut bien travailler plus si c’est pour gagner plus – mais à condition qu’il y ait du travail ! « Le vrai problème apparaît lorsque les nouvelles classes moyennes salariées prétendent émanciper les classes populaires en imposant la vision de l’égalitarisme et de l’individualisme qui leur est propre, dans un contexte économique où les places au sein des classes moyennes sont, pour les enfants de classes populaires, de plus en plus chères » p.95. Ce qu’avait réussi Mitterrand, l’alliance des moyens et des populaires dans une dynamique de partage, Aubry va probablement le rater, en retard d’idées et d’attitudes d’au moins une génération. Les « individus par défaut » préfèrent les élans populistes à l’ordre politique construit. Le tout-paroles méritocratiques se heurte à la réalité clanique.
La France va-t-elle vers le modèle argentin d’écart croissant des classes ? Ou vers le modèle suédois d’homogénéisation intelligente et volontaire ? Bien malin qui le dira. En tout cas, contrairement aux NePAs ou aux lunettes roses, nous dirons que le mieux n’est jamais certain.
Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, 2006, collection La république des idées Seuil, 109 pages, 10.50€
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