Rosarno, le 8 janvier 2010. La petite ville de Calabre (15.000 habitants) panse ses plaies après deux jours et deux nuits de violences entre ses habitants et les ouvriers agricoles étrangers qui y vivent. Las des attaques répétées contre leurs logements, contre leurs enfants, las du climat étouffant et des insultes racistes permanentes, plusieurs centaines de travailleurs immigrés, pour la plupart employés illégalement dans la région et provenant d’Afrique noire, ont incendié des voitures et brisé des vitrines à coups de bâtons. À l’origine de cette flambée émeutière : l’agression de trop de l’un des travailleurs dans les rues de Rosarno. Les événements de Rosarno sont le révélateur de la profonde crise identitaire qui ravage la Péninsule, exacerbée par les éléments de la droite nationale du parti de Silvio Berlusconi (notamment le groupuscule néofasciste Alternativa Sociale d’Alessandra Mussolini, petite-fille du Duce, qui s’est fondu dans le PDL du Cavaliere) et ses alliés gouvernementaux de la Lega Nord. Le discours sécuritaire et les coupes budgétaires favorisent l’émergence de milices de volontaires qui s’appuient sur une population locale excédée par l’immigration incontrôlée, et chauffée à blanc par les harangues violemment xénophobes de la droite populiste italienne. Le cocktail est explosif : criminalité en hausse d’un côté, réflexes de violence et amalgames de comptoir de l’autre. Exploitation éhontée d’une main d’œuvre corvéable à merci par des esclavagistes des temps modernes, contre droit légitime de la population à ne pas subir les conséquences sociétales de cette importation de chair à travail par des réseaux mafieux et criminels. C’est ce trop-plein, des deux côtés, qui, à Rosarno, a enflammé les esprits et conduit les habitants à prendre d’assaut les rues pour mener un véritable pogrom. Certains immigrés ont été frappés avec des barres de fer, d’autres renversés volontairement par des voitures, d’autres encore ont essuyé des tirs de fusil tandis que d’autres ont failli être brûlés vifs... Le Monde du 11 janvier dernier revient sur ces journées. Extraits.
« Dans son lit au premier étage de l’hôpital de Gioia Tauro, près de Rosarno en Calabre, Ayiva Saibou ne peut cacher sa terreur : « C’est du racisme, nous, on n’est pas des criminels », dit-il, la voix cassée. C’est l’agression subie, jeudi soir 7 janvier, par ce travailleur immigré togolais et ses compagnons qui a déchaîné l’enfer à Rosarno. Sur le chemin du retour, après une journée passée dans les champs, ils ont vu une voiture faire demi-tour après les avoir dépassés. Ils ont vite compris que quelque chose n’allait pas. Le passager a baissé la vitre et tiré sur eux avec une carabine à air comprimé. Assez pour les blesser, dit Ayiva Saibou en montrant son jean ensanglanté. Assez aussi pour faire exploser la colère des immigrés.
Ce n’est pas la première fois que des journaliers venus ici, dans la plaine de Gioia Tauro, pour la récolte des mandarines, sont agressés. L’an dernier déjà, on leur avait tiré dessus et les abris de fortune dans lesquels ils vivaient avaient été incendiés. Alors, jeudi soir, plus d'une centaine d’entre eux, exaspérés, ont brisé les vitrines, incendiant voitures et poubelles. Le lendemain, les habitants de Rosarno ont répliqué par une véritable « chasse à l’immigré » qui aurait pu se terminer tragiquement. Toute la journée et tard dans la nuit, vendredi, ils ont dressé des barrages et roué de coups les immigrés qui passaient par là. On parle même de bidons d’essence prêts à être utilisés pour « débusquer » ceux qui se cachaient. Des fusils de chasse ont fait leur apparition entre les mains de la population. On comptera une quarantaine de blessés, dont 30 immigrés. Certains n’ont eu la vie sauve que grâce à l’intervention de la police.
Quelques-uns sont d’ailleurs là, comme pour s’assurer que le travail de « nettoyage » a été fait jusqu’au bout. « Ils ont eu ce qu’ils méritaient, lâchent-ils. On a dû défendre femmes et enfants. Nous les avons accueillis, nourris, et voilà comment ils nous ont remerciés, en incendiant notre ville ». La Calabre s’interroge sur les raisons profondes de ce qui s’est passé. Le parquet a ouvert une enquête sur le rôle qu’a pu jouer dans cette « chasse au Noir » la Ndrangheta, mafia locale qui contrôle aussi le marché du travail. Pourquoi, après des années de « cohabitation », a-t-on voulu se débarrasser de journaliers sans droits, payés 1 euro le cageot de fruits récoltés et soumis à une taxe mafieuse de 5 euros « pour frais de transport » aux champs ? À l’hôpital, des associations caritatives ont apporté linge et bonbons « pour adoucir la situation » et répéter que « la vraie Calabre n’est pas raciste ». Mais Ayiva et les autres ne demandent qu’à guérir et partir. Pour eux, Rosarno est une page définitivement tournée ».
Le 1er juillet 2009, dans un article pour la Stampa traduit par l’excellent Slate (« Rondes noires et chemises grises »), Cesare Martinetti revenait sur la genèse de ces milices, et leurs liens avec le néofascisme renaissant.
« Les gardes du Pô (Guardia Nazionale Padana) ont été les premières. Ils portaient chemise verte, répondaient aux mots d’ordre du leader Umberto Bossi, et donnaient au peuple padane de la Ligue du Nord ce sentiment de sécurité que les agents de la police d’Etat n’étaient plus en mesure de lui procurer. Puis sont venus les « City Angels » déployés un peu partout dans les grandes villes du nord. Organisations dont on ne connaît bien ni l’origine exacte, ni la véritable finalité. Mais dans les métropoles du Nord (Turin, Milan, Gênes), elles arrangeaient bien les autorités locales : en patrouillant dans les villes la nuit, elles donnaient la sensation de pallier les manques de la sécurité et rassuraient les citoyens.
Et lorsque la droite de Berlusconi a repris les rênes du pouvoir en 2008, les paroles ont laissé place aux faits : les « rondes » sont arrivées. Petites cellules de police privée, idéologiques (comme dans le cas de la ligue du Nord), couvertes par une loi d’Etat qui instituait l’existence même des « rondes ». Pas pour se substituer à la police, mais pour la seconder. Une aide, en somme, sur fond de privatisation des services, mais pas uniquement. Les « rondes » sont devenues désormais une idée-force du gouvernement, semblant donner de la sécurité tout en suscitant de nombreuses interrogations dans la frange de l’opinion publique la plus sensible à l’essence de la démocratie. La sécurité est un bien précieux, mais le fait qu’elle soit garantie dans le respect des lois l’est tout autant. L’Italie est un pays qui a vécu le fascisme, lequel a vu le jour avec les « chemises noires » de Benito Mussolini, des « rondes » aussi. Pas étonnant qu’une part non négligeable de l’opinion publique s’alarme de la présence de petites milices privées et affiliées à des partis politiques qui, la nuit, se promènent à travers les villes.
La « Garde » dispose naturellement d’un uniforme : chemise grise ornée du symbole de l’aigle impérial romain, ceinture noire, cravate noire, pantalon gris à bande latérale noire, béret ou képi gris rehaussés eux aussi de l’emblème de l’aigle. Il y a aussi le casque, les 4X4 noirs, les gants de peau noire et une grosse torche, noire elle aussi. La plupart des volontaires déjà enrôlés sont des fonctionnaires des forces de l’ordre à la retraite. Surtout des carabiniers. Saya, le fondateur, a déclaré : « nous, nous ne sommes pas une milice idéologique, nous sommes même apolitiques ». Saya considère que le fascisme est une idéologie du passé, anachronique, mais il tient à l’uniforme car il permet la reconnaissance des rondes et évite toute confusion avec la police. « Un déconcertant délire » pour les opposants de centre gauche, surtout pour Marco Minniti, le bras droit de Massimo D’Alema, qui précise : « Et voilà que les chemises grises organisées par le MSI se joignent aux chemises vertes. L’idée que le contrôle du territoire puisse être confié à des associations, des milices, qui s’identifient avec une couleur politique, est un coup au cœur des principes de toute démocratie libérale ».
Mais Silvio Berlusconi se moque de tous ces commentaires et persévère. Avec toujours le même argument massue : « Les gens sont avec moi », comme le peuple était avec Benito Mussolini. Et pour l’instant, il a encore raison. L’idéologie sécuritaire qui émane de ces rondes est ainsi à son tour mise en valeur. Les délits n’ont cependant pas cessé, la criminalité a même augmenté cette dernière année sous Berlusconi. Pourtant, le sentiment de sécurité des citoyens s’est accru. Le Cavaliere, en campagne électorale, avait martelé, au-delà de l’idéologie, le côté « social » de l’argument : les forces de police sont sur le point d’être décimées par les coupes dues aux économies. Un syndicat de police a fait les comptes : au cours des trois prochaines années, les effectifs de fonctionnaires de police diminueront de 4.000 unités, de même que les budgets consacrés à l’habillement et à l’entretien des moyens. Dans une telle situation, il est clair que les rondes sont utiles : elles suppléent aux coupes budgétaires et donnent un sens idéologique à l’action du gouvernement Berlusconi ».
Aussi curieux que cela puisse paraître, l’épisode fasciste jouit d’une image plutôt positive dans l’imaginaire collectif italien, qui ne préfère retenir du phénomène que la modernisation des structures sociales, la politique culturelle, et la renaissance d’une grandeur impériale qui a conféré au Duce le statut d’un nouveau César. On ne peut comprendre cette distorsion entre le fantasme et les faits si l’on oublie que l’exégèse du fascisme, pendant des décennies, a été menée à travers le seul spectre de l’historiographie marxiste. Le MSI, de 1948 à 1973, a recueilli entre 2 et 8% des suffrages lors des élections législatives... Mais, et là est la particularité du néofascisme, c’est aux pires heures du fascisme de guerre, quand l’influence nazie sur le régime était patente, que se réfère la droite nationale (MSI – Destra Nazionale) et tous ses épigones, d’Alternativa Sociale (AS) d’Alessandra Mussolini (désormais courant du PDL) au Movimento Sociale – Fiamma Tricolore (MS-FT) de Luca Romagnoli, en passant par les groupuscules farouchement antisémites, anti-capitalistes et nationalistes du Fronte Sociale Nazionale (FSN) d’Adriano Tilgher et de Forza Nuova (FN) de Roberto Fiore. Ce dernier, figure historique du mouvement néofasciste italien, est un ancien terroriste de Terza Posizione ; il a été condamné à cinq ans d’emprisonnement pour association subversive et appartenance à une bande armée impliquée dans les attentats d’extrême droite des années soixante-dix, et notamment dans celui de la gare de Bologne qui avait fait 85 morts en 1980. Le siège de son parti est régulièrement frappé par des attentats, attribués à des groupes armés d’extrême gauche héritiers des Brigades Rouges qui semaient la terreur dans les années 70 et 80. Le dernier en date, dans la nuit du 5 au 6 novembre 2006, d’une forte puissance, a soufflé le local sis rue Nisco, à Rome.
Or c’est de cette nébuleuse néofasciste éclatée qu’ont émergé la plupart des « milices citoyennes » et des « rondes sécuritaires », dans le cadre du projet de loi Sécurité approuvé par le Parlement. Souvent, la droite nationale se retranche derrière de piteuses échappatoires et un argumentaire de vierge effarouchée lorsque des observateurs lucides, assimilés bien entendu à de dangereux gauchistes propagandistes ivres de politiquement correct, dressent un parallèle entre leur rhétorique raciste et celle de leurs modèles de l’entre-deux-guerres. Avec la Garde Nationale Italienne, au moins, ce genre de justifications absconses sera inutile : un simple passage sur leur site internet suffit à constater la parenté revendiquée entre leurs « rondes » citoyennes et les « rondes » des milices d’extrême droite des années 30 : images d’anciens
Les miliciens de la Guardia Nazionale Italiana (GNI) soutiennent, comme il se doit, Silvio Berlusconi, présenté comme leur « Jules César ». Mais à la différence du projet de rondes miliciennes padanes (Chemises Vertes des Gardes du Pô) ou de la Garde Nationale Padane (Guardia Nazionale Padana) de la Ligue du Nord, du mégalomane arriéré Umberto Bossi, eux donneraient le sang pour le drapeau italien, la bandiera italiana. La GNI se présente, bien sûr, comme une équipe de volontaires inoffensifs, non armés, mais dont l’uniforme paramilitaire est calqué sur celui des milices crypto-nazies des années 30. On y retrouve l’aigle impérial romain, et surtout ce logo, le Schwarze Sonne à 12 branches, symbole central du mysticisme nazi repris par la mouvance néonazie païenne. Le site de la GNI prétend, un peu gêné, que ce symbole n’aurait rien à voir avec la SS, mais qu’il serait lié aux théories de la fin du monde et de l’inversion magnétique des pôles ! Outre que l’on ne voit pas bien le rapport entre ces élucubrations mystiques et une inoffensive démarche de ronde citoyenne, on est forcé de constater que le Soleil Noir, composé de trois croix gammées étroitement enlacées et de douze runes de la victoire inversées, était l’emblème central de l’Ahnenerbe de Himmler. Curieuse coïncidence, sans doute... L’Allgemeine SS a d’ailleurs laissé un Soleil Noir en mosaïque circulaire, dont le cœur se trouvait sur un disque d’or, dans le sol en marbre de l’ancienne Obergruppenführersaal de la tour Nord du château de Wewelsburg, dans le district de Paderborn, en Westphalie. Le château de Wewelsburg a été rénové par la SS pour en faire le centre de l’organisme de recherche sur « l’héritage des ancêtres », l’Ahnenerbe, dont les activités médicales dans les camps de concentration ont valu à son directeur, Wolfram Sievers, la condamnation à mort par le Second Tribunal de Nuremberg. Dans cette « industrie de l’horreur » qu’est devenue l’Ahnenerbe ont en effet eu lieu les expériences humaines atroces menées sur les « races inférieures », les expérimentations sur l’ébullition du sang, sur l’inoculation du typhus et de divers poisons, sur la pression atmosphérique avec raréfaction progressive de l’oxygène, des expériences « chirurgicales » d’ablation des organes sexuels par radiation ou d’injection de sérums dans les yeux de nourrissons pour les colorer en bleu… Or, mais c’est encore sans doute une coïncidence, la mosaïque SS représentant le Soleil Noir est parfaitement identique à celui qui orne les brassards de ces inoffensives milices chargées de protéger les honnêtes citoyens italiens de la racaille étrangère...
Cette équipe de joyeux drilles est menée par Gaetano Saya, qui est passé par tous les groupuscules néofascistes qu’a comptés la République italienne pendant les heures les plus sombres des années de plomb. Depuis, le Duce d’opérette n’a pas de mots assez forts pour encenser Silvio Berlusconi, et nourrit le fol espoir de devenir un jour ministre de l’Intérieur... En attendant ce jour, il a fondé le Partito Nazionalista Italiano, bras politique, avec le MSI-Destra Nazionale de la Guardia Nazionale Italiana. Son slogan est simple : « NOBISCUM DEUS », « Dieu avec nous ».
Une enquête vient d’être ouverte par le Parquet de Milan contre la GNI pour délit de « tentative de reconstitution du parti fasciste et apologie du fascisme ». Les amis de Berlusconi sont décidément délicieux...
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