En août 1892, paraît dans Les Essais d'art libre, Celui qui ne comprend pas, un article où Remy de Gourmont, se moque des journalistes se vantant de ne pas comprendre ses articles sur le symbolisme parus précédemment (L'Idéalisme, avril 1892, Entretiens Politiques et Littéraires, Le Symbolisme, juin 1892, Revue Blanche). Dans le numéro 18 du 15 septembre 1892 de la revue le Nouvel Echo, Marcel Bernhardt, plus connu sous le pseudonyme d'Alcanter de Brahm, intitule sa Chronique parisienne, Celui qui comprend. Sa cible ? les auteurs volontairement obscurs. Il fustige le clan de ceux qui comprennent, petit groupe de révolutionnaires, écrivant une langue de décadence dans de rares "follicule à chandelle", revues de jeunes, ou plaquettes à tirage limité. Gourmont n'est pas nommé dans l'article de Bernhardt, pourtant l'attaque est directe, ne doutons pas que les reproches d'antipatriotisme, de révoltés chauffés par l'état, s'adressent bien à l'auteur du Joujou Patriotisme (Mercure de France, avril 1891), révoqué de la bibliothèque Nationale, pour avoir commis ce texte. Mais Gourmont n'est pas le seul à être concerné par cet article, derrière MM. Jean Restela et K. Rikiki, auteurs de "Éléphantesques violons de Pologne", ce cache Albert Merki et Jean Court auteur de l'Eléphant, roman sur les milieux littéraire paru chez Savine en 1891.
Pour conclure et afin d'enfoncer le clou, et d'être bien "compris" par Gourmont, dans la chronique A travers les journaux et les Revues, du même numéro, un certain Djinn, écrit « Je serais injuste de ne pas signaler dans les Essais d'Art Libre, le spirituel dialogue : Le Platonicien, signé Julien Leclercq. C'est d'une verve étourdissante et qui désarme les plus cruels ennemis. Qui va répondre à Celui qui n'est pas compris, ô de Gourmont ? Peut-être est-ce déjà fait ? ». Afin d'être "compris" aussi par Albert Merki, c'est Alcanter cette fois qui dans la chronique (signée de ses initiales), Les Livres, à l'occasion de volume de chansons signées Durand-Dhal, Chansons de Zig à Zag, note que ces chansons : « feront bien rire les bourgeois, mais je suis sûr que les cordes violonesques de M. Charles Merki en ont crevé de dépit, le jour de la réouverture de L'Eldorado ».
En chroniquant l'Esthétique de la langue française, dans la Critique en 1899, Alcanter de Brahm, montrera plus de bienveillance envers Gourmont.
Celui qui comprend
Un être particulièrement doué, mais qui s'efforce, par exemple, de chercher à ne pas être compris. Cependant, il semblait, jusqu'à ce jour, que, l'on s'efforce de tirer de son imagination quelque sujet auquel l'on apporte toute l'ardeur de sa jeunesse, que l'on repolit à souhait et dont on corrige lentement toutes les petites imperfections, être compris, devrait être la plus belle satisfaction morale du littérateur et, en général, de tout artiste.
Erreur pour celui qui comprend, car il fait chapelle, fréquente les cénacles, se révolte contre les lois du pays, pousse à la révolte et à l'antipatriotisme outré, du fond d'un bureau merveilleusement entretenu, et chauffé par le charbon de l'État.
Ils sont vingt ou trente, comme cela, qui comprennent et se comprennent. Leur style garde encore l'allure boursouflée des discours français de rhétorique, et les figures de mots s'entassent, au grand désespoir du public bourgeois, qui sue à les déchiffrer, quand, par hasard, il met la main sur une de leurs pages, et, finalement, les rejette, dégoûté, pour préférer, ce qui est plus sain et plus élevé, un chapitre de Zola.
Celui qui comprend s'autorise de Ronsard et de Rabelais pour nous gaver d'hellénismes, de barbarismes et, surtout, de fumisme, et donner à notre belle langue française d'avant-hier, le ton de la décadence. Ce n'était pas assez d'avoir importé les dérivatifs et les diminutifs. Il y a des synonymes, s'est écrié ce rénovateur, et il a fait des mots nouveaux, en si grand nombre qu'au moyen de conjonctions, d'adverbes et d'interjections, de prépositions, rarement (elles ont un sens précis) ces mots ont fait des phrases, puis des livres.
Ces livres portent des titres superbes d'harmonie magique, et se tirent de cent soixante à trois cent exemplaires.
Ce qui comprennent se les achètent entre eux, et les déclarent les chefs-d'œuvre de l'avenir. Mais si vous ou moi, alléchés par ces fines critiques, lesquelles vantent tous les nombreux mérites de ces proses ou de ces hepta-décamètres, demandons au libraire ce volume qui doit être universellement admiré, c'est indiscutable, le libraire, étonné, vous répond : « Éléphantesques violons de Pologne, de MM. Jean Restela et K. Rikiki, je ne connais pas ça, monsieur, cela n'a jamais été en librairie. »
Celui qui comprend anathémise ses confrères plus âgés, leur reprochant de ne pas comprendre. Il s'entend à les couvrir de honte, en de petits follicules à chandelles qu'il décore du nom pompeux de revues, et ceux-ci, parfois exaspérés, ont l'immense tort de leur répondre.
Quelquefois, celui qui comprend, lassé de ne pas l'être par la grande majorité des non initiés, retourne sa veste, et se décide à écrire en français dans un journal digne de ce nom. Comme, au lieu de payer, il est payé, il subit fatalement les conséquences littéraires de cette transition.
Ses ex-adulateurs le renient et le traînent dans la boue, tout en ayant soin d'annoncer la victoire d'un des leurs : victoire chèrement payée, puisqu'à dater de ce jour il est mort pour eux.
Quand il a franchi le Rubicon du journalisme, il est bien près de la trentaine, celui qui comprend, et qui s'efforce alors d'être compris. Il est revenu sur la bonne voie. Il était temps, car les chemins de traverse ne conduisent guère au Capitole. Mais sa philosophie est maintenant digérée, il a senti le vide de ces discussions à perte de vue sur l'éclectisme, le moi et la transfusion des monades. Il songe qu'il est temps d'écrire quelque chose qui reste, et quand ce quelque chose est enfin sorti de son cerveau et livré au public, celui qui comprend ne comprend plus, et ceux qui l'admiraient le maudissent.
Quelquefois, la déveine lui ferme à tout jamais l'horizon du grand public et des quotidiens à la mode. Ou bien il a été malheureux en ses entreprises politiques. Alors celui qui comprend rabaisse son pavillon, et le teint d'un sang presque noir. Il devient anarchiste.
C'est son plus bel éloge.
Marcel Bernhardt.
Lire : Histoires hétéroclites de Remy de Gourmont éditées par Les âmes d'Atala. recueillies par Christian Buat Mikaël Lugan, postface de Mikaël Lugan, Les Ames d'Atala, 2009. Se commande pour la très-modique somme de 5 euros (ou plus pour soutenir cette vaillante maison d'édition). Chèque à l'ordre des Âmes d'Atala, porte cochère bleue, 82, rue Colbert, 59000 Lille).
Voir : L'Idéalisme, avril 1892, Entretiens Politiques et Littéraires, Le Symbolisme, juin 1892, Revue Blanche, Celui qui ne comprend pas, Les Essais d'Art Libre, août 1892, sur le site des Amateurs de Remy de Gourmont.
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