Comme l'attestent les messages multiples et dithyrambiques laissés précédemment, vous fûtes nombreux à manifester votre engouement pour les premières pages des aventures de Pal Eidmundsson, révélées ici à la face incrédule d'un monde en émoi.
Je n'ai donc pu résister au plaisir de satisfaire votre curiosité enthousiaste (en particulier celle de Plume, qui par le biais d'un commentaire, certes un peu abscons, mais ô combien révélateur de ses talents cachés de critique littéraire, a su me convaincre de poursuivre ma quête de gloire littéraire). inspirez !
Voici donc un nouvel extrait de ce roman terriblement angoissant, atrocement effrayant, extraordinairement épouvan... C'est vrai, je l'ai déjà dit !
La vie de Pal Eidmundsson bascula un dimanche d’octobre.
Il s’était rendu à Gullfoss. Il faisait frais et beau. Porté par cette météo clémente, il avait longé gaiement le chemin qui bordait les chutes gigantesques et s’était installé sur le terre-plein rocailleux pour admirer l’eau en mouvement et écouter le vacarme incessant de ces trombes aqueuses et glacées.
Ce jour-là, contrairement à ce qu’il avait souhaité, il n’était pas seul. Une jeune femme l’avait précédé. Probable touriste, plutôt corpulente, visage doux et magnifiques yeux verts. Elle portait un sac à dos qui paraissait assez lourd, et se déplaçait d’un bout à l’autre de la plate-forme minérale pour prendre quelques clichés. En apercevant Pal, elle l’avait salué en lui souriant. Un beau sourire, franc et enthousiaste, qui semblait révéler sa joie d’assister à pareil spectacle.
C’est lors de l’une de ces prises de vue que cela arriva. La femme s’était approchée à quelques centimètres du bord, s’était accroupie et s’apprêtait à immortaliser la masse liquide dévalant la pente. Dans l’intention d’enregistrer une partie du versant opposé dans le rectangle numérique, elle avait incliné son appareil et s’était penchée sur le côté. Le sac à dos aussi pencha. Il pencha tant et si bien qu’il entraîna la jeune femme avec lui. En comprenant qu’elle perdait progressivement l’équilibre, l’une de ses mains lâcha le boîtier pour se retenir, tout en continuant de fixer le viseur. Mais au lieu de trouver la roche humide, sa main s’enfonça dans l’eau qui tourbillonnait et le reste de son corps suivit le mouvement. Dans un réflexe qu’après coup, il compara avec admiration à une pirouette de Ninja, elle abandonna son appareil, qui disparut sous la masse sombre, et parvint à s’agripper à la roche. À l’expression épanouie qui avait précédé succédait maintenant un rictus angoissé. Comme les gens peuvent être lunatiques, s'était dit Pal. La jeune femme réclamait son aide en hurlant. Cinq doigts fins et déjà blanchis par le froid permettaient encore aux quelques dizaines de kilos de chair de flotter dans les tonnes d’eau déchaînées, telle une araignée sur sa toile faseyant dans la tempête.
Pal Eidmundsson se trouvait à une dizaine de mètres. Il observait la scène, indécis. Partagé entre l’évidente nécessité d’agir et l’incapacité de s’y résoudre. Son inertie traduisait la transformation qui s’opérait en lui, presque à son insu. Elle témoignait d’un sentiment trouble, empreint de culpabilité assumée, qui allait le conduire, il le savait, à condamner la jeune femme. Sa passivité était en passe de faire de lui un autre homme, et après l’avoir fait souffrir, cette liberté nouvelle, immorale, le rendait léger. Comme un garnement qui s’apprête à jouer un mauvais tour, il leva les yeux ; son regard balayait les environs pour s’assurer que personne ne les voyait. Il s’avança ensuite vers elle. Il s’accroupit et approcha son visage à une dizaine de centimètres du sien.
Durant les longues secondes pendant lesquelles ils se regardèrent, elle comprit que l’issue ne viendrait pas de son côté. Lunatique et perspicace pensait-il maintenant. Les larmes envahissaient les yeux de la jeune femme; comme un océan s’appropriant un navire endommagé, sombrant lentement et inexorablement dans les profondeurs abyssales. La "chute d’or" allait l’emporter et elle ne comprendrait pas pourquoi. Pal Eidmundsson la fixait toujours, immobile et silencieux, dans le tumulte environnant. Il se mit à son tour à pleurer, offrant à cette vie suspendue comme l’écho de sa panique à lui. Son regard s’était même animé d’une lueur d’humanité compatissante. Il savait qu’il ne secourrait pas la donzelle humide, que cela revenait à l’assassiner, et paraissait le regretter encore un peu. Il était comme un ange impuissant, désolé de ne pouvoir s’opposer à ses démons schizophrènes. Le plaisir physique, érotique même, que lui procurait la situation était bien plus fort que les arguments que lui dictait sa conscience.
À moins d’un miracle, elle allait mourir. Pal ne croyait pas aux miracles. Sa mort à elle, signerait aussi la fin de sa vie à lui. La fin d’une vie. Mais aussi le début d’une autre, s’était-il dit.
Puis la main céda. Il aperçut une dernière fois la forme colorée qui se débattait dans l’écume déchaînée, en s’éloignant à vive allure, emportée par le courant violent. Et puis plus rien que cette combinaison d’oxygène et d’hydrogène perpétuant sa chute millénaire. C’était fini.
Il se redressa et contempla le paysage. Il se sentait étonnamment bien. Loin de regretter son inertie, il humait l’air vivifiant et humide et se remémorait le regard désespéré de celle qu’il convenait désormais d’appeler sa victime.
En se dirigeant vers son automobile, il pensa à ce qu’il lui faudrait faire. Devait-il signaler la disparition, en expliquant qu’il avait aperçu, de loin, cette femme glisser et tomber dans l’eau ? Etait-il préférable de n’en rien dire ? Après tout, il aurait pu arriver quelques minutes après l’accident et ne pas y avoir assisté. Après avoir examiné tous les cas de figures susceptibles de se présenter, comme l’aurait fait un joueur d’échecs désireux d'anticiper tous les coups possibles de son adversaire, il décida de ne rien révéler et rentra paisiblement chez lui.
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