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Lettre ouverte d'Auxeméry, à partir de Objets d'Amérique, d'Yves di Manno

Par Florence Trocmé

Auxeméry mène ici (publication en plusieurs jours) une réflexion à partir des notes publiées sur le site, note de lecture, notes complémentaires, autour du livre Objets d'Amérique, d'Yves di Manno (mais aussi Les Techniciens du Sacré, de Jerome Rothenberg
     
     
Ma chère Florence,
    
Je relis vos notes à propos des Objets d’Amérique d’Yves di Manno. (Deux raisons : d’abord, une promesse à vous faite de creuser un peu la chose, parce que c’est nous (Yves, vous et moi) et que, dans ce livre, mon nom revient à quelques reprises, et qu’il y a là comme une invitation à faire écho ; et, deuxièmement, même sans cela, une forte exigence intérieure, car l’âge aidant, on en arrive de temps en temps à effectuer de ces retours sur soi-même qui ne sont plus de l’ordre de la réflexion générative d’élans nouveaux ou de projets (on a donné ce qu’on pouvait, on a rempli quelques contrats passés avec le démon intérieur, et on sait qu’il faut bien que d’autres prennent le relais, et on a tendance à s’effacer : alors on redonne un coup de talon au fond de la piscine…), mais de l’ordre, sinon du bilan, du moins de la pause – afin de démêler ce qui de soi fait et doit faire peut-être sens, et d’autre part ce qui a compté dans la maturation de soi, et ce qu’il faut retenir de l’expérience accumulée…
Dit autrement : les choses faites, et leur valeur potentielle. Sans évidemment préjuger de ce que tel ou tel pourra en penser par ailleurs, mais en quelque sorte ici seulement au trébuchet de la petite déesse Mâat qui soupèse, pour soi-même, dans le dedans de soi, au passage d’un seuil, et estime le poids de l’ouvrage déposé sur le plateau…
Mais bien sûr, en ayant en vue une manière d’ébauche de témoignage (on n’en est pas encore au testament, tout de même) à usage assez large, et suffisamment élaboré toutefois pour éventuellement servir.
Yves a, lui, réussi à ordonner sa matière de façon à montrer l’inextricable d’une vie : les énergies et les résolutions, les rencontres et les méditations solitaires, qui s’enrichissent dans le temps du labeur, orientent et guident vers l’accomplissement ; et l’implication profonde de l’intelligence et de la sensibilité, qui peu à peu constitue un ensemble de strates de signification , lesquelles finissent par s’inscrire dans ce qu’il faudra appeler l’histoire, non plus au sens strictement personnel du récit d’une vie, mais, plus général, du mouvement des idées et des solutions pratiques apportées à des problèmes qui dépassent les simples implications d’un seul, mais rejoignent les préoccupations d’un cercle plus large… où jouent les tensions, les parallélismes, les mises en commun, les écarts, bref des lignes de force qui dessinent le paysage d’une époque, parmi des êtres qui établissent leurs assises respectives en leurs lieux propres, tout en conservant ou entretenant des liaisons multiples, et résolvant les questions qui se posent au fil de l’urgence, ou de la nécessaire pondération, sur le motif…
À mon tour donc, brièvement.
Car dans votre première note, vous n’hésitez pas à accentuer le parallèle entre di Manno et Auxeméry. Vous parlez des années 70 et 80, quand « les voies de la poésie étaient … très obstruées (ou trop formatées) pour certains jeunes poètes, lesquels ont su trouver ailleurs les bases de leur essor ».
Permettez que je nuance, ou précise, depuis mon angle de vue…

I

Nos démarches respectives, à Yves et à moi, ne sont pas faites en communion d’esprit, ni même dans un dessein commun, qui nous aurait l’un et l’autre appariés. Chacun avait ses préoccupations, différentes, même si les lignes pouvaient se recouper. Par exemple, moi, revenant d’Afrique, et éprouvé par une décennie d’imbécillité, ou de stérilité, disons, assumée, ressentie comme infinie mais résolue (le ciel vide, l’exotisme de la poussière, le spectacle de la misère, la médiocrité, ou la terrible dureté parfois, des relations humaines, mais la beauté aussi, et souvent, des êtres, des paysages, des animaux…), c’est la lecture de Gombrowicz qui m’a remis sur des rails moins branlants, avec la pratique des échecs en compagnie d’un ami médecin ; j’ai croisé un jour Yves du côté de Maubert, au coin d’une rue, il avait dans la main le Kafka de la Pléiade… Nos bibles respectives alors pouvaient par conséquent être très contrastées.
Si les discussions entre nous se sont au fil des années enrichies jusqu’à atteindre à un étiage (persistant !) de complicité, c’est qu’en effet nous devions chacun de notre côté avoir vécu des expériences comparables, mais sans qu’il y eût eu concertation volontaire de notre part. Yves explique très bien d’où il vient, et le rôle qu’ont joué pour lui certaines rencontres décisives : Pound, la grande étude de Fauchereau, la nécessité pour lui, devant ses doutes personnels et ses propres aspirations, de fouiller le langage neuf qu’il découvrait chez Williams… Je dis ici ce qui nous rapproche. Le reste, mettons-le de côté.
La tâche de traduire s’est imposée à lui comme un besoin impérieux : il s’agissait de se frotter à la forme autant qu’au sens. Paterson a été la pierre d’achoppement : là se trouvait un champ de manœuvres où il a eu le sentiment qu’il devait faire ses preuves, à ses propres yeux d’abord et avant tout.
Je comprends cela, et d’autant plus que nous nous sommes connus au moment, précisément, où il avait entrepris cette auto-initiation à l’indispensable tâche de vérification de soi sur un terrain si neuf et si nécessaire, qui devait le travailler depuis quelques années. Je me souviens qu’une de nos premières discussions (sinon la première) fut autour de l’édition du fac-similé de The Waste Land d’Eliot, corrigée par Pound.
Mais avant de poursuivre, il faut ici donner une précision, afin de ne pas paraître, aux lecteurs de ces confidences, par trop imbus de nos seules et uniques personnes. Nous n’étions certes pas seuls ; nous ne le savions pas encore, c’est tout. Ni les premiers : cela, nous l’apprenions, et nous en tenions compte.
Je suis persuadé qu’à la même époque, nous étions une bonne quarantaine (mettons ce chiffre, invérifiable) à tourner autour des mêmes chaudrons, en quête de graines à croquer. Nous avions tous vécu la fin (dans la confusion) du surréalisme si nous avions la trentaine passée ou approchante, et qu’y avait-il qui nous fût alors aliment d’assez de substance ? Peu de choses. Nous roulions dans des ornières : souvenirs, conscience de devoir poursuivre, – mais quoi, et dans quel monde en train d’apparaître ? En tout cas, ce pays, la France, et sa langue, j’avais pour ma part le sentiment qu’il m’y manquait des signaux à suivre, pour enfin trouver ma voie.
J’étais loin, durant ces années 70. Je végétais. J’ai parlé de ciel vide…
J’avais choisi d’abord, au tournant de Mai-68 de partir, par vieille nostalgie de l’ailleurs, selon des ancêtres communs à nous tous, simples et faciles à trouver, Rimbaud évidemment, ou Segalen, plus… intelligemment (car si l’un est parti pour échapper, et avec raison, comme avait dit Char (un de nos piliers d’avant), le second était parti pour connaître, et pour jouir, bref se frotter au réel multiple, divers et autre que celui des « anciens parapets » haïs par le premier), ou encore Michaux (mais il était déjà surexploité par certains grappilleurs universitaires, et allait lui-même un peu plus tard accompagner agrémenter par exemple une réédition de son Barbare en Asie de notes en bas de page dont il aurait pu à mon avis se dispenser : concessions à l’air du temps, qui gâchent le jet initial… Et le lecteur pouvait très bien faire les corrections d’angle par soi-même… Je n’ai relu Michaux vraiment que lorsque l’œuvre aura eu atteint sa densité définitive : Coup d’arrêt, Poteaux d’angle, Idéogrammes en Chine Les Ravagés).
Mes motifs de partir : tout bêtement, l’horreur d’avoir à porter le fusil, avec la nécessité de gagner ma croûte, et par conséquent, la solution de faire le service national alors obligatoire dans la Coopération, en enseignant, sans autre détermination que la prise de relais de la tradition paternelle. Un substrat cependant : tout un pan de mon éducation me vient de la Résistance (un vieux « capitaine » du maquis creusois ayant été le « parrain » de mes très modestes débuts de « poète » : un démarcage des Chats de Baudelaire), de l’anti-gaullisme (en 58, enfant encadré par père et oncle syndicaliste, je défilai le 13 mai 58 contre le Nouveau Badinguet), des amitiés communistes de mon père (mon instituteur, et le mari d’une libraire, à Guéret, l’un et l’autre devenus députés européens du Parti plus tard), de la présence d’un oncle en Algérie au moment des « événements » de la décolonisation (ce qui fait que dans la Coopération beaucoup d’entre nous partaient après 68 avec le sentiment, ou l’illusion, de l’utilité de la tâche à accomplir), des lectures de mon grand-père (il était abonné aux Lettres Françaises, où je lus par exemple une traduction de Pain et vin de Hölderlin qui m’a marqué, ou une des premières interventions de Denis Roche, ou une interview de Saint-John Perse, si mes souvenirs ne me trahissent pas)…
Je partais toutefois en ayant rejeté tout cet héritage, ou du moins en ruminant d’autres résolutions, moins « classiques », dirais-je : la disparition fumeuse du surréalisme dans les querelles des légataires autoproclamés de Breton (la seule personne lisible restant encore de nos jours Annie Le Brun, mais son surréalisme est quelque chose qui sent assez la vieille armoire : l’exposé des dessous sadiens y voisinent avec les énervements contre notre époque de crétinisme qui s’exacerbe), les déboires, effacements, bisbilles et autres manœuvres de fond des situationnistes, jusqu’à la dissolution. Allaient suivre dans les années 70, les pantalonnades maoïstes d’illuminés plus ou moins telquéliens, quelques conversions subséquentes à l’exégèse testimoniale (un habile promoteur de soi en vint, après la gourme maoïste jetée aux orties jésuitiques, à prôner la Bible en livre de chevet, corrigée par la récitation de la Divine Comédie et des Illuminations, en invariables pivots de ses ambitions de monument national pléïadifiable !), les triomphes un peu surannés du foucaldisme, et pire que tout, l’apparition des Nouveaux Philosophes, maîtres à penser du rien pompeux, dénonciateurs de l’évidence, commentateurs de leur nombril, consciences morales nées sous le giscardisme, cette sous-préfecture de l’éthique universelle…

II

Mais poétiquement, quoi ?
Je subsistais donc là-bas, dans ma brousse africaine, je n’écrivais rien, je n’avais rien à dire, et je ne voulais rien dire. J’assistais à la lente venue des désastres, qui n’ont pas manqué de devenir notre pâture quotidienne… Il m’a fallu près de dix ans pour me fixer sur une ligne qui soit celle que je devais emprunter, l’ayant reconnue mienne, nécessairement mienne.
C’est donc à la fin de cette déshérence que j’ai rencontré Yves di Manno, comme il l’a dit dans son livre. Le hasard objectif, désignation post-romantique de cette nécessité dont je viens de parler ! On n’a qu’une vie : il faut bien qu’elle prenne son sens. Les amitiés indispensables le deviennent quand elles doivent : ce fatalisme tautologique me plaît.
Il était donc certain que les choses allaient enfin virer.
Je vois quant à moi (je ne vais pas vérifier dans Objets d’Amérique ce qu’en dit Yves, mais je sais que les recoupements seront faits aisément) plusieurs faits notables :
     
1. j’avais lu en Afrique La Vieillesse d’Alexandre : c’était là une vue neuve des choses, une invitation à s’y mettre, à entreprendre, à réviser les outils pour fabriquer une matière nouvelle… Roubaud n’est peut-être pas le déclencheur ; on avait toutefois lu son opus véritablement inaugural, placé sous le signe d’appartenance mathématique (j’avais là aussi une petite et ancienne attirance pour la langage mathématique : Bourbaki ne m’était pas inconnu, ni les rudiments de l’algèbre de Boole par exemple, la langue de l’information), ainsi que ce Renga où quatre maîtres-tacticiens faisaient s’aimer leurs langues respectives, se croiser leurs obsessions, à la recherche dune forme efficace, dans une structure imposée – un cadre de travail en commun, plutôt – mais librement interprétée : expérience de laboratoire peut-être, mais tentative heureuse… Je ne savais pas comment faire quant à moi, mais je savais que je devais faire, en prenant appui là, tout en sachant que ce n’était pas ma façon, toutefois.
     
2. j’avais souvenir d’avoir parcouru un livre curieux, le Tombeau de Du Dellay de Deguy : l’ouvrage avait ceci de particulier qu’il agissait pour quelque chose qui était à naître, il faisait état par exemple des « sentiments du public à l’égard de la poésie… », une manière de récapitulatif de ce qui devait être passé en revue… et cela allait en effet passer en « revue »…
     
3. il y avait eu surtout Denis Roche. Et les deux Cahiers de l’Herne consacrés à Pound. Pour moi, mais bien entendu aussi pour beaucoup de gens de ma génération, tout un faisceau de choses part de là aussi. Je m’excuse d’entrer dans les détails de mon existence, à ce propos. Il s’agit de décrire une lente maturation, une souffrance également, mais une sorte de tourment orienté, quelque chose de minant, oui, mais de tourné résolument vers un accomplissement à venir. Dès mon arrivée en Afrique au début des années 70, pour ne pas devenir totalement idiot et garder la main en quelque sorte, j’avais entrepris de « traduire ». Bien grand mot ! Enseignant le latin et le grec (avec plaisir, et sans le souci de faire sérieusement carrière), je m’attelai cependant à la lecture d’Eliot, qui me paraissait l’initiateur. Pourquoi ? Parce que j’avais pondu, avant de fuir dans mon exil tropical, un médiocre papier, qui m’avait conféré une « maîtrise » universitaire, et le sujet en était le Conte du Graal de Chrétien où il est question de terre dévastée, pourrie de contrariétés maternelles/matricielles, de sottises héroïques, de merveilleuses rencontres ratées, de réalisations retardées, de méditations quasi-zen, du moins en état second, sur des gouttes de sang dans la neige, etc. Le joint était facile, à l’époque des 30 Glorieuses finissantes, quand on avait le vague à l’âme de l’Occidental ; on vivait dans le songe des nuits d’un été permanent, où Easy Rider se mélangeait à la lecture de Sur la route ou de Reality Sandwiches, que j’ai grignoté pour ma part au fin fond de la Mauritanie ou du Mali. Quant à cette « maîtrise » sur le Graal, j’avais trouve moyen d’y citer Debord ! Fumisterie délibérée. Ironique médiocrité.Bref, la traduction de The Waste Land me parut un exercice utile, d’autant que MacLuhan en faisait un topique de son ouvrage abracadabrantesque sur la Galaxie Gutenberg… Je n’ai rien compris aux Four Quartets, par contre. Cela me sembla une sorte de canevas de banalités lourdement narcissiques, le poème d’un valétudinaire : je viens d’écouter la récitation de quelques mesures de ces Quatuors par Willem Dafoe, et une de Prufock par Eliot lui-même, en écrivant ces paragraphes: c’est tout à fait ça ! Les litanies dolentes de la convalescence…
Le nom de
Pound apparaissait, comme on sait, en dédicace de The Waste Land : il y était désigné sou l’appellation du fabbro, de l’artisan, du fabricateur soucieux d’efficacité, du forgeron habile, et du « meilleur »… Cela m’a poursuivi jusqu’à ce jour, sur plusieurs continents : à Assouan où je composai un jour, bien plus tard, un petit Canto des miens (sans autre prétention que de fixer la date d’un infime et ensoleillé satori ) ; en Chine, au sommet du Tai-shan (il fallait bien !), en Amérique centrale même…
Je parlais de Denis Roche.
Les 3 Pourrissements poétiques, voilà le déclencheur, en ce qui me concerne. Avec la version de l’Herne des Cantos Pisans, et l’ABC de la lecture… Si bien que pendant quelques années, j’ai en quelque sorte suivi, ou traversé de biais, disons, les traces de Roche… Comme on part en chasse (« parmi les pierres », n’est-ce pas !). Absurde, ou pathétique, certes. Indispensable. Nécessaire, de cette nécessité qui ne tient pas compte des êtres, mais de ce que j’ai nommé les lignes de force, lignes sûres par elles-mêmes, objectives, au double sens : clairement dessinées dans le paysage, et formant réseau déjà contraignant, et qui par conséquent entretiennent les êtres dans leurs entêtements, leurs luttes avec le réel à étreindre.
J’étais à Copán à la même époque que Roche. Mon aventure est passablement différente, mais enfin les aras multicolores à l’entrée du site, je les vois et les entends encore me siffler leur appel ; l’escalier hiéroglyphique, je m’y suis planté une après-midi, à ruminer l’avenir, et une aventure sentimentale en train de s’enliser : des photos restent, une par exemple, d’une des faces de stèles rongées par le temps, en ouverture de le feu l’ombre ; et 25 ans plus tard, en écho lointain, j’allais traduire le livre de Nathaniel Tarn sur le Maximón du lac Atitlán, situé non loin de là. Tu ne connaîtras jamais assez bien les Mayas ! Un autre, que je viens de citer plus haut entre parenthèses sans le nommer, et dont je vais parler, aurait pu dire cela.
Qu’est-ce que je trouvais chez Roche ? À part évidemment cette injonction de la préface des Dépôts de savoir & de technique : « … tout ce sur quoi on tombe, quand on écrit et qu’on est au plus fort, se présente comme un feu avec l’audace et la beauté absolue d’un Osiris qui dit au mort : “Passe, tu es pur.” ».
Essentiellement ceci, oui : j’étais enfin mort à moi-même ; j’avais quitté la vieille peau ; et je trouvais là un guide que j’allais devoir trahir (comme tous les disciples trahissent les maîtres, c’est couru d’avance !)… Déjà j’avais vécu dix ans avec en tête l’injonction d’Apollinaire, ce que je tenais pour une réelle invitation à partir, peut-être plus encore que les définitifs mépris rimbaldiens  : « Adieu adieu / Soleil cou coupé ». Une assignation à quitter le cadavre, pour revenir voir ce qu’on est devenu, après l’épreuve… Pour se mesurer.
Roche était allé au plus loin dans l’entreprise de démonstration de l’inadmissible. Très bien. Il restait à reprendre la route, pour construire à nouveau. Sans oublier l’exemple : pas de gratte-cul, de ce prurit lyrique qui dévore l’intelligence des choses (elles sont ce qu’elles sont !) ; pas de songerie doigt sur la tempe et œil dans la nue qui passe (on ne doit rêver que ce que l’on doit comprendre : objurgation) ; pas de flocons, pas de grumeaux (le remplissage, merci !); mais des visites sur les lieux, en la compagnie intérieure des « copains de génie » (comme dit Michaux), des parcours et des marches, des enregistrements d’images originelles (pas « originales », ce serait farce, ça !) ; des souvenirs, mais incrustés (photographies instantanées de l’émotion brute, à la Plossu), mais puant la sueur du campement, le dérisoire des compagnonnages des rencontre, des chambres de motels, des accidents de la route, des faux pas, des trébuchements, des absences…
Ce que j’aime dans l’œuvre de Roche, c’est qu’elle a décidé de se clore, mais de façon absolument ouverte à tout ce qui doit venir y déposer pour s’enrichir de ce qui doit être fait. De ce que chacun, pour peu qu’il sache la futilité de tout, et de soi surtout, doit faire pour s’accomplir. Dans la mort juste, et l’éblouissement. Osiris, –et Mâat, la petite déesse au trébuchet délicat, légère et sensible au vent de l’éventuel comme la plume.
Le Roche du Mécrit et de ses annexes a été un homme généreux : il a permis, en mettant un terme volontaire à sa carrière de « poète » fracassé, à qui désirait à son tour jouer sa vie sur les mots sans autre justification que les marges où ils s’inscrivent, de se mesurer à l’absurde confondant d’une œuvre à bâtir, une œuvre qui ne soit plus, j’entends bien, un de ces colifichets qui posent un être, au centre de la galerie des vanités, mais un bloc de cristal noir, que seuls les voyants des choses, les perspicaces, peuvent déceler dans la nuit.
     
4. pendant les dernières années de mon séjour au Sénégal, j’ai donc passé une partie de mon temps à « traduire ». Pound certes, l’artisan. J’avais acheté les Cantos dans une librairie de Lausanne, durant un congé d’été. Mais aussi et surtout Williams, Cummings, Levertov, et d’autres ; j’ai même eu ma période Ashbery… Très mauvaises versions. Aucune prétention à la publication ; pas même d’envie quelconque de littérature. Je détestais la montre, l’étalage ! Je cherchais à faire jouer une clé. Pas à exposer mes incertitudes. Je ne voulais que comprendre, et non pas le texte à proprement parler, mais les usages (les politesses et les impossibilités, ou du moins les limites, s’il y en a) de la langue, de ma langue, en utilisant ce filtre des lectures américaines. Car c’était bien là en tout cas, que des choses étaient advenues et devaient faire sens pour moi, mais d’abord dans une pratique dont je ne savais pas encore le fonctionnement. Car j’étais las de me dire qu’ayant quitté les « anciens parapets », je n’avais pas encore trouvé mon perchoir ! Une assise personnelle, à partir de laquelle entonner quelque aria di bravoura qui donnerait une justification à mon existence de dandy du quasi-désert.
Je gribouillais mes travaux dans des cahiers bleus à petits carreaux achetés également en Suisse.
Yves a été frappé, dit-il au détour d’un paragraphe, par cette image d’un Auxeméry à l’état latent, cravachant « sous son manguier », sur une table de bois brut, des poèmes-fœtus pour leur faire dire les secrets de leur fabrication, et le principe de leur nécessité. Je n’avais en effet aucun nom, pas même pour moi-même.
J’avais pour compagnon de beuveries intellectuelles (et liquides) un Anglais issu d’Eton, où il avait croisé le futur Prince de Galles (disait-il), très fantasque, et très vulgaire (la surenchère étant une façon d’humour à lui !) rejeton d’une célèbre maison d’édition, non sans rapport étymologique avec la fabrique littéraire ; cet être faisait office de dictionnaire et d’illustrateur de lexique : il avait des dons de clown british très particuliers. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Il était capable de réciter des pans entiers de l’anthologie d’Oxford. À la manœuvre…
Pour l’anecdote : c’est au moment où je doutais de tout que j’ai été affligé d’une crise de paludisme féroce qui a viré, pour un ou deux mois, en méningite. J’ai fait pour moi-même le récit de cette expérience-là : la reprise du sens du réel tangible, audible, sensible (je ne voyais plus rien sur mes flancs, je tanguais comme un navire saoul) en fonction de la langue si délibérément swinguée de Cummings. Ce récit commence par la fin, et j’y remonte à mes propres commencements. Le texte en est enfoui quelque part dans une chemise au fond d’un placard. Fantôme de moi. Disparition de moi. Desquamation. Je ne saurais à partir de là plus être que l’autre, le définitivement autre que ce serpent de moi. Chthonien, oui, rampant peut-être, mais aussi aérien, vagabond fixe, danseur immobile au centre de mon domaine, voilà ce que je devais être dorénavant. Et par-dessus tout, fluide car tout coule, comme le fleuve, rien ne reste de l’instant dans l’instant suivant, rien que l’écho de ce qui va venir et exige , n’est-ce pas ? Et avalant la flamme : I have eaten the flame, je cite cette ligne de Pound dans un poème du Centre de gravité ; le titre de ce livre (disparu de la circulation) disait assez pour moi.
Changer de nom, changer de peau, parler du dedans du visage inverse du masque, affronter les démons du dedans, dire ce qui est, alors, depuis le fond de l’organisme.
Mais je n’en suis pas encore là. Il m’a fallu quelques années pour me digérer.
Quant aux poètes américains, peu à peu, un seul s’est détaché du lot : avec Olson, j’allais trouver celui qui avait à me dire comment parvenir à dire ce qui est, lorsque le nom, la peau, la voix se sont débarrassé de ce moi qui encombre. Cet
artifice. Cette pesanteur. Cet engorgement.
La chasse spirituelle, oui, elle allait commencer. Les pierres effondrées, les glyphes à déchiffrer. Là est la chair solide de l’esprit. Le corps vivant de la langue.
Je vais reparler d’Olson. C’est même tout le but de ces pages-ci.
     
5. il y a eu aussi bien entendu, pour beaucoup d’entre nous, l’anthologie de Roubaud et Deguy, et les Jumelages/Made in USA du même Deguy, et par la suite, dans les années 80, la lecture de Pound à Royaumont, et les séances de traduction là-bas, et la venue de Rakosi pour l’hommage aux Objectivistes. Di Manno en parle de son point de vue. Je ne vais pas le reprendre.
J’ai donc connu Yves à la fin des années 70. Il avait en tête certainement le travail sur Paterson, et sur lui-même, comme il l’a dit ; moi, j’attendais un décret, une confirmation. J’avais changé d’affectation en Afrique, j’étais passé d’Afrique Noire au Maroc ; j’étais en friche ; les restes du voyage mexicain fermentaient.
     
J’en arrive, fermant cette digression anecdotique, à ce qui constitue pour moi le nœud de l’affaire d’écrire, la définitive pierre de fondation, celle dans laquelle les anciens Égyptiens inscrivaient la formule mathématique du bâtiment, et les caractéristiques de son assise et son orientation sur le terrain.
     
     
à suivre…


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