Bien sûr, ce qu’on va voir d’abord en tout premier, à la Pinacothèque de Brera à Milan, c’est le Christ mort de Mantegna, ce point de vue extraordinaire sur un cadavre, mettant en avant l’humanité, la matérialité, la masculinité même par sa phallophanie, de ce corps dont il faut croire qu’il est aussi : ce chef d’oeuvre esthétique, représentationnel est aussi un chef d’oeuvre religieux, sans doute l’affirmation la plus forte qui soit de la double nature du Christ.
Plus loin, pour voir le très grand (7,7 x 3,5 mètres) tableau des frères Bellini, Prédication de Saint-Marc sur une place d’Alexandrie, on s’installe confortablement dans de petits fauteuils dont les accoudoirs sont décorés de lions vénitiens : dans cet Orient de pacotille où voisinent un obélisque, des minarets, une girafe, deux chameaux et moult palmiers, le contraste est marqué entre les sévères
Européens à gauche en robes noires ou rouge sombre et, sur les 3/4 restant, les Orientaux en robes colorées, portant turban ou tarbouche. La vision de la trentaine de femmes agenouillées, écoutant la prédication dans ce qu’on pourrait nommer des burqas blanches surmontées d’une étrange coiffe géométrique plate apporte un élément d’étrangeté à la scène, mais opère aussi la liaison entre les deux mondes : cette prédication si bien achalandée serait-elle un signe de syncrétisme entre deux mondes, entre deux fois (n’oublions pas que le très Vénitien Gentile Bellini passa de nombreuses années à la cour du sultan Mohamed II à Istamboul) ? Ou bien, plus probablement, avons-nous affaire ici au premier tableau colonial ?
Pour voir les Véronèse (et d’abord le Repas chez Simon, avec négrillon et chiots, et la dernière Cène avec le petit chat), on passe du confort des fauteuils vénitiens à l’inconfort de chaises curules; c’est devant Saint-Antoine abbé entre Saint Corneille et Saint Cyprien que je me suis plus longuement arrêté, non point devant les respectables saints, mais devant le lutrin vivant de Saint-Corneille, ce jeune page vêtu de vert en culotte bouffante, un genou à terre et, avec la grâce d’une danseuse, la jambe droite en déséquilibre. Caché au regard sévère des saints par le Saint Livre reposant sur sa tête, il nous regarde effrontément : malgré sa posture contournée et sans doute incomfortable, il fait montre d’une sensualité courbe et ambigüe qui ne peut que troubler le dévot regardeur de cette sainte scène. A côté, la Découverte du corps de Saint Marc par deux marchands vénitiens à Alexandrie, de Tintoret nous montre à la fois le saint bien vivant à gauche, guidant les recherches, et son cadavre au sol devant lui, lequel, offrant la même perspective que Mantegna, un siècle plus tôt, mais d’un point de vue plus bas, n’est que chairs verdâtres et boursouflées, cuisses énormes en décomposition. Cet anachronisme, cette juxtaposition du mort et du vivant est un artifice puissant : l’histoire se déroule ainsi sous nos yeux, les divers temps se mêlent et se confondent. Dans la magnifique Annonciation de Crivelli (à qui une petite exposition spéciale est actuellement consacrée) le rayon divin troue les murs de la superbe architecture (et où d’aucuns voient une soucoupe volante), j’ai admiré la petite fille curieuse, presque familière (reproduction provenant du tableau presque identique de Londres). Il faut aussi voir le Mariage de la Vierge de Raphaël, récemment restauré, superbe et mystérieux tableau : la Vierge choisit pour époux celui de ses prétendants dont la houlette de berger a fleuri. On voit à droite un prétendant en culottes rouges, dépité, brisant sur son genou son bâton stérile. Curieux symbole de fertilité miraculeuse du bois mort pour choisir ainsi son chaste mari. Et je ne dis rien d’une autre merveille à voir ici, le Repas d’Emmaus du Caravage.Enfin, pour conclure cette promenade classique (mais il y a aussi un peu d’art moderne, des futuristes surtout : en bas la fulgurante et tumultueuse Rixe dans une galerie marchande de Boccioni), voici une Mort de Cléopâtre de Guido Cagnacci, peintre baroque du XVIIème : assise dans un fauteuil digne du pape de Bacon, torse et ventre nus, elle se pâme sous la
morsure de l’aspic, visage en extase, yeux mi-clos, dans une pose plutôt douce et finalement très moderne. Et, vu mon peu d’appétence pour l’Ottocento, je ne vous dirai rien du Baiser de Hayez.