Dire l’Histoire, montrer les horreurs de la guerre, prisons, tortures, exécutions, on sait le faire à peu près quand l’Histoire est écrite, établie, définie, indubitable. Quand nul ne conteste l’holocauste ou l’apartheid, on peut montrer Auschwitz et Robben Island, en faire des sujets de film, de livre ou d’exposition. Mais quand on ne sait pas aussi clairement où est le bien et où le mal, quand on dispute, qu’on conteste, qu’on insulte, mais que l’horreur est néanmoins là, comment la dire sans susciter injures et polémiques ? Comment faire quand l’Histoire se rétracte, comment montrer ce que Jalal Toufic nomme un désastre surpassant ? Quand les références disparaissent, quand la réalité est en train de se retirer, quand elle ne peut plus produire elle-même d’images adéquates, comment montrer l’Histoire, autrement que par des histoires ? C’est le propos d’Atlas Group, qui, pour ce faire, crée une méta-réalité, des archives vraisemblables, ayant toutes les apparences du réel, mais inventées, dérisoires.
C’est aussi le propos du couple Joana Hadjithomas et Khalil Joreige (plus connus jusqu’ici pour leur film “A perfect day“) dans leur exposition “Où sommes-nous?” dans un lieu que je ne connaissais pas, l’Espace Topographie de l’art, jusqu’au 9 décembre. Leur préambule demande : “Quelle est la mémoire de l’Histoire ? Que retient-elle? Que transforme-t-elle en évènements ?.. Et l’image, que peut l’image ? Et nous, où sommes-nous ?”. Ils nous montrent principalement ici des images en rapport avec un camp du Sud-Liban où l’armée d’occupation israélienne et ses supplétifs détenaient des prisonniers libanais. Avec la libération du Sud-Liban en 2000, ce camp fut démantelé et transformé en musée; puis, en 2006, l’armée israélienne, envahissant à nouveau le Liban, l’a délibérément entièrement détruit. Au delà des opinions personnelles des deux artistes, au delà des sensibilités personnelles de l’auteur du blog et de ses lecteurs, ce qui importe ici, ce n’est pas le Liban et Israël, c’est comment parler de quelque chose qui ne peut exister, lieu secret, indicible jusqu’en 2000, qui devint en 2006 un lieu nié, rayé de la carte, rayé de l’Histoire.
Aujourd’hui, dans le camp en ruines, des panneaux ont été érigés, montrant le camp tel qu’il était avant sa destruction : évocation du passé, recréation du musée, mise en abyme, image recouvrant une autre image, confusion et perte des repères (en haut, Les panneaux de Khiam). De la même manière, des chars et des véhicules militaires, prises de guerre en 2000, devenus trophées du musée, ont été détruits à nouveau en 2006; ils forment une passerelle, un lien entre les deux guerres (ci-dessus, Trophées de guerre).
Mais surtout, deux vidéos côte à côte montrent des interviews de six personnes, trois hommes et trois femmes, les mêmes, à huit ans d’écart. En 1999, anciens détenus, ils parlent de leur vie au camp, de leurs efforts de survie. Assis face à la caméra, avec un montage très serré, ils évoquent leur vie quotidienne et peu à peu les images se forment dans notre esprit, image de la cellule, du seau hygiénique, de l’aiguille qu’on fabrique avec un bout de plastique (ci-contre), de la marche quotidienne. Rien ne peut être montré, et tout devient visible (Khiam). Sur l’autre écran, on les voit en 2007, plus âgés, plus calmes, réagir face à la destruction du camp: faut-il en faire malgré tout un lieu de mémoire ? Faut-il le reconstruire ? Est-ce envisageable ? Reconstruit-on une prison pour en faire un musée ? Comment préserver la mémoire ? Comment écrire l’Histoire ? Une des femmes dit “Le passé, ils ont voulu l’effacer, mais le souvenir est plus fort que l’image” (Khiam deuxième partie).
Ce n’est pas du Liban qu’il s’agit vraiment ici (d’où mon titre provocateur, les personnes concernées me pardonneront), même si la situation dans cette région exacerbe ces questions, mais d’un sujet plus universel. Imaginez qu’on ait rasé Auschwitz, qu’on ait détruit Robben Island. Quelles images montrerions-nous ? Face à une Histoire qui se déroberait ainsi, face à ce terrain mouvant, faute de certitudes, que ferions-nous de ces images ? Comment retrouverions-nous la réalité, comment échapperions-nous au recouvrement sans fin d’une image par une autre ?
Les deux autres pièces de l’exposition sont une vidéo, “Distracted Bullets” sur les tirs de liesse à Beyrouth : les victimes des balles perdues sont-elles de vraies victimes ? Accèdent-elles à l’Histoire ? Sont-elles retenues par elle ? Et une fresque de 34 poteaux sur un boulevard du quartier chiite, ornés en 2001 de photos de martyrs et de slogans, et repeints en 2007 (”… un lointain souvenir”): que sont devenus les “héros” ? L’Histoire se souvient-elle d’eux ? Allez sur le site des artistes, il est très complet.
Photos 1 et 3 de l’auteur. Photos 2 et 4 du site du Festival d’Automne.