Crise du disque : l’industrie connaît-elle la musique ?

Par Savatier

En février 1984, Yves Montand avait animé pour la télévision une émission de vulgarisation économique intitulée Vive la crise ! L’acteur communiste repenti y présentait un programme néolibéral sous les yeux médusés des téléspectateurs. Aujourd’hui, le journaliste, spécialiste de la musique et des nouvelles technologies, Emmanuel Torregano publie un essai au titre tout aussi provocateur : Vive la crise du disque ! (Les Carnets de l’Info, 172 pages, 21 €), qui constitue un utile document d’information pour tous ceux que ce domaine intéresse.

Bien des bouleversements se sont produits depuis les années 1980, en particulier sur le marché très convoité de la musique, devenu aujourd’hui un champ de ruines. Dans une série d’entretiens avec les principaux acteurs du domaine (Bernard Miyet de la Sacem, Patrick Zelnik de Naïve, Stéphane Bourdoiseau de Wagram, Thierry Chassagne de Warner et Pascal Nègre d’Universal), l’auteur tente avec succès de retracer l’historique de la crise du disque et de dresser un état des lieux des évolutions qui pourraient conduire vers un retour à la croissance.

Emmanuel Torregano connaît bien son dossier : non seulement il pose les bonnes questions à ses interlocuteurs, mais encore il ne se laisse pas leurrer par le rideau de fumée que ceux-ci, parfois, répandent au fil de leurs réponses. Ses commentaires se révèlent donc aussi intéressants que les entretiens eux-mêmes.

Les faits sont là, que l’on ne saurait contester : entre 2002 et 2008, le marché du disque a perdu 53% de son chiffre d’affaires. Comment un tel phénomène a-t-il pu se produire ? Pour les maisons de disque, un seul responsable mérite d’être cloué au pilori : l’internaute et sa détestable habitude de pirater leurs catalogues via les sites de partage P2P. Raisonnement simpliste, nombriliste, qui offre aux acteurs le double avantage d’occulter leur propre responsabilité dans ce désastre (bien que certains finissent par la reconnaître) et de justifier leur insistance pour que soient mises en place les dispositions de la loi HADOPI, répressives, coûteuses, déjà obsolètes et introduisant un risque pour les libertés individuelles. Incidemment, si la profession feint de voir un pirate derrière presque chaque internaute, il suffit de lui opposer la licence globale pour qu’elle réponde qu’il serait injuste de faire payer une licence à l’immense majorité des gens qui utilisent la toile sans avoir recours au P2P ! Voilà qui s’appelle pousser loin le paradoxe, mais qui s’accorde bien avec cette allégation infondée, colportée jusqu’au ministère de la Culture, suivant laquelle les Français seraient les « champions du monde du piratage »… Car la réalité diffère nettement d’une vision paranoïaque qui ne reposerait que sur une diabolisation d’Internet et de ses utilisateurs.

La fin des années 1980, lorsque le CD vint progressivement remplacer les vieux vinyles, marqua le début d’une période faste pour l’industrie du disque. Le nouveau support, moins encombrant, moins fragile et offrant une qualité de son supérieure n’était pas très coûteux à produire. Son prix de vente, en revanche, fut proposé à un niveau si élevé (nettement surévalué en comparaison, par exemple, des cassettes audio reprenant les mêmes titres), qu’il assura aux maisons de disques plus d’une décennie d’insolente opulence. Dans ce contexte, avec l’arrogante certitude des conquérants, les responsables ne virent pas arriver cette révolution technologique que représentait la dématérialisation de la musique engendrée par Internet, le format MP3 (qui réduit considérablement la taille des fichiers) et la croissance du parc informatique des consommateurs. Pire encore, alors que le phénomène se répandait aux Etats-Unis et en Europe, que l’alerte était donnée dans toute la profession, ils ne crurent pas à la menace. Effet d’un complexe de supériorité ? Sans doute. Incompétence en matière de gouvernance ? Plus certainement encore.

Mais les erreurs stratégiques ne se limitèrent pas à cet aveuglement. Face aux échanges gratuits P2P, les producteurs choisirent une réponse purement défensive, notamment à travers des verrous électroniques (DRM) sensés empêcher la copie, lesquels, inefficaces, posèrent surtout à leurs clients une foule de problèmes de compatibilité avec les différents lecteurs existants. Les maisons de disques pensèrent encore conquérir des marchés en proposant des compilations, moyen habile et peu créatif de valoriser à moindre frais un fonds déjà ancien, mais qui ne séduisit aucunement un public devenu plus exigeant. Dans n’importe quelle autre industrie, les dirigeants auraient été depuis longtemps remerciés pour leur incompétence et leur incurie ; or, la plupart, dans le cas qui nous intéresse, sont restés en place, ce qui pourrait ne rien augurer de bon pour l’avenir.

En effet, on reste stupéfié par le manque de réactivité des responsables dans la recherche d’offres commerciales adaptées au nouvel environnement. Comme le souligne l’auteur : « Le marché légal de musique est réduit à la portion congrue ? Il est facile de rendre les pirates responsables. Et les accuser alors que les plates-formes de vente de musique en ligne en sont à leurs balbutiements n’est pas très sérieux. » Ces accusations de piratage tentent aussi de masquer une autre réalité : dans leur obsession de défendre un pré carré devenu de plus en plus inexistant, les producteurs ont laissé le quasi monopole de la vente de musique en ligne à Apple, via sa plate-forme iTunes. On le voit, les consommateurs n’avaient guère de choix, et l’on comprend mieux que le système d’échange P2P, où chacun mettait gratuitement à la disposition des autres les titres qu’il possédait, ait connu autant de succès.

Ce qui frappe, dans l’essai d’Emmanuel Torregano, c’est de découvrir, au fil des chapitres, que les manœuvres stratégiques mises en place par l’industrie du disque (sous forme de consolidation, de prises de participation dans le capital d’entreprises connexes, etc.) ne constituent finalement pas une réponse aux besoins du marché et qu’elles laissent de côté deux acteurs majeurs : les artistes et les consommateurs. Les artistes, que les sociétés de production prétendaient, non sans cynisme, vouloir défendre lorsqu’elles menaient leur lobbying en faveur de la loi HADOPI, voient leur statut changer de facto : de créateurs, ils deviennent progressivement des « produits » autour desquels devrait se construire tout un merchandising qui n’a guère à voir avec la culture. Quant aux consommateurs, il suffit de lire les entretiens pour constater qu’il en est rarement question, ce qui en dit long sur le mépris dans lequel on les tient. Cela fait quelques années qu’au concept de « client-roi » s’est substitué celui d’ « actionnaire-roi », mais il semble que cette mutation se soit accentuée davantage encore dans le monde de la musique que dans d’autres secteurs de l’économie.

Le consommateur se voit donc aujourd’hui réduit à une alternative : télécharger gratuitement sur Internet en utilisant les moyens faciles de détourner les contrôles de l’HADOPI ou acheter légalement une musique dont l’offre n’est pas seulement réduite, mais encore d’un prix bien trop élevé. Car, du point de vue tarifaire – et c’est là un sujet que le livre n’aborde pas assez dans le détail (sauf p. 124), ce que l’on peut regretter – l’industrie semble vouloir renouer avec la stratégie commerciale qu’elle avait développée dans le passé pour les CD, laquelle consistait à réaliser des marges exorbitantes. En effet, aujourd’hui, le prix fixé par iTunes et qui sert de référence au marché est de 0,99 € par titre, ce prix pouvant s’élever à 1,29 € en fonction de sa nouveauté ou de sa popularité. Un album de Serge Gainsbourg, Initials B.B., comprenant 12 titres déjà anciens, est ainsi vendu (au 1er février 2010) 1,29 € le titre ou 9,99 € l’album à télécharger sur la plateforme musique d’Orange/Universal Music ; la même référence est proposée à 0,99 € le titre sur fnac.com (prix identique pour l’album), tandis que ce même site vend le CD à… 10 € ! Personne ne pourra croire que le différentiel de un centime d’Euro représente le coût de fabrication, de conditionnement, de transport et de distribution dudit CD… En outre, certaines formules d’abonnement en ligne permettant de télécharger 25 titres pour 12 € par mois portent le prix du titre à 0,48 €, qui semble déjà plus adapté.

De l’ensemble de ces chiffres, on peut donc facilement déduire que l’offre de musique dématérialisée n’a pour l’heure toujours rien d’attractif. Le consommateur des années 2010 n’acceptant plus de servir à ses dépens une confortable rente aux producteurs comme celui des années 1990, il est à craindre que le téléchargement illégal ait encore de belles perspectives. D’autant que l’intention des acteurs ne paraît nullement de diminuer les prix des produits, bien au contraire ; comme le souligne Bernard Miyet (de la Sacem) : « Pour le moment, le 0,99 € par morceau est incontournable, puisqu’il y a concurrence du gratuit. Si demain il n’y a plus d’échanges illicites, les prix pourront augmenter et on serrera dans le même temps le cou aux fournisseurs. » On ne peut se montrer plus clair… Et voilà qui met en lumière les véritables motivations de la profession dans son insistance à promouvoir la loi HADOPI. Que la présomption d’innocence soit bafouée, que le renversement de la charge de la preuve mette à mal une conception essentielle du droit dans un pays démocratique pèsent peu au regard d’une perspective, même hypothétique, de tondre plus efficacement le chaland…

Actuellement, quelques pistes sont explorées, qui pourraient permettre à l’industrie du disque de tirer son épingle du jeu. L’une d’entre elles n’a rien d’imaginatif : faire appel à l’argent public – une nouveauté toutefois, les producteurs de musique ayant longtemps snobé les politiques. On parle encore d’un développement du merchandising autours des artistes (transformés volens nolens en hommes sandwiches) et d’une taxation des fournisseurs d’accès Internet. Ces mesures ne s’apparentent guère à un modèle économique alternatif…

Dans la dernière partie du livre, l’auteur évoque l’extension des problèmes rencontrés par la musique au cinéma, qui reste « arc-bouté sur un modèle qui privilégie la distribution de l’œuvre selon une chronologie d’exploitation rendue obsolète par les réseaux » et à l’édition, qui n’aborde que depuis une époque très récente la question du livre numérique. Premières à affronter la crise, les maisons de disque pourraient, suggère-t-il, être aussi les premières à sortir du tunnel. Les producteurs indépendants pourraient même, s’ils adoptent les mesures adéquates, prendre le pas sur les Majors. Mais, pour le moment, comme l’affirme Emmanuel Torregano, « chacun avance ainsi en éclaireur, avec sa part de mauvaise foi, il faut bien le dire également. Mais on connaît la musique… Et les truqueurs sont un jour ou l’autre démasqués. L’avenir sait être impitoyable avec eux. »

Illustrations : CD - Kiosque à musique, carte postale - Notes de musique, carte postale.