Howard Zinn est mort le 27 janvier 2010, à 87 ans. Historien original, figure de la pensée critique, devenu au fil du temps une véritable conscience de la pensée « radicale » américaine, il est notamment l'auteur d'Une histoire populaire des États-Unis, devenu une référence depuis sa sortie il y a trente ans.
Naissance d'un contestataire
Howard Zinn est ce que l'on considère habituellement comme un « modèle d'ascension sociale ». Né en 1922, d'origine modeste, fils d'immigrés juifs polonais, il est ouvrier sur les chantiers navals de Brooklyn avant de s'engager dans les bombardiers américains en 1943. Il débute des études à l'Université de New York après le conflit seulement, grâce au « GI Bill » permettant aux vétérans de s'y inscrire gratuitement, et décroche son doctorat à l'Université de Columbia en 1958, à 36 ans. Mais Zinn n'est pas réductible à ce seul effort. Car du fait à la fois de son expérience de la guerre — ayant en particulier participé au premier usage militaire du napalm lors du bombardement de Royan, en avril 1945 — et de ses recherches sur le massacre des mineurs grévistes de Ludlow (Colorado, en 1914, ou sur le très progressiste maire de New York, Fiorello LaGuardia, Howard Zinn adopte un engagement qui nourrit ses travaux autant que des actions militantes, et le conduit à être décrit (et à se définir lui-même) comme « radical », autrement dit, sur le spectre politique américain, d'extrême gauche. En réalité, pour Howard Zinn, la neutralité est impossible ; comme l'exprime le titre original de son autobiographie : « on ne peut pas être neutre dans un train en marche »1.Son engagement pour les droits civiques l'amène ainsi à combattre la ségrégation au sein de l'enseignement supérieur américain, alors même qu'il est professeur au sein du Spelman College d'Atlanta, réservé aux étudiantes noires. Sa participation à diverses manifestations en compagnie de ses étudiants — parmi lesquels Alice Walker, devenue l'auteur célèbre de La couleur pourpre — mène à sa suspension en 1963. Mais l'action du mouvement des droits civiques est irrésistible, et aboutit tout de même au Civil Rights Act adopté l'année suivante sous l'impulsion du Président Lyndon Johnson.
Recruté par l'Université de Boston en 1964, Zinn poursuit cet engagement à travers ses cours sur les libertés publiques ou sur la désobéissance civile, et l'opposition naissante à la guerre du Vietnam à laquelle il participe, en compagnie notamment de Noam Chomsky. Ayant publié dès 1967 Vietnam: The Logic of Withdrawal (Vietnam, la logique du retrait, inédit en français), Zinn demeure dès lors un pacifiste convaincu, reprenant d'ailleurs la parole sans hésitation pour s'opposer à l'offensive irakienne de 20032. Il répond également à des invitations de l'étranger, et enseigne à Bologne, ou encore à l'Université de Vincennes où il accompagne Herbert Marcuse.
Une histoire populaire ?
C'est en 1980 que Howard Zinn publie le livre qui a fait depuis sa célébrité. Un simple manuel d'histoire, pourrait-on croire, en réalité une relecture complète de l'histoire des États-Unis, depuis la découverte de l'Amérique. Complété au fil des ans, traduit dans de nombreuses langues, Une histoire populaire des États-Unis3 approche aujourd'hui les deux millions d'exemplaires vendus, a inspiré des émissions de télévision, a été adapté pour la jeunesse4, ou encore en bande dessinée par Mike Konopacki et Paul Buhle (paru en français sous le titre Une histoire populaire de l'empire américain)5.
L'Histoire populaire de Howard Zinn est un exemple de pensée historique critique, partant d'une idée simple : il ne s'agit pas en effet d'une histoire « populaire » au sens où l'entendaient certains historiens du XIXe siècle, notamment Victor Duruy6, qui souhaitaient écrire une histoire générale suffisamment accessible pour le « peuple » — on dirait aujourd'hui pour le « grand public ». Le parti-pris de Zinn est différent : il s'agit d'écrire une histoire du point de vue du peuple, de réinstituer celui-ci dans un rôle d'acteur, et non de spectateur passif d'une histoire menée par les gouvernants et autres dominants. Il ne faut certes pas exagérer l'originalité de ce point de vue. Du moins, à cent quarante ans de distance, Zinn offre-t-il une réponse intéressante à Tocqueville, et à l'alternative posée par ce dernier entre une histoire « aristocratique » qui ne serait conduite que par l'action décisive d'individus particuliers, et une histoire « démocratique » quelque peu fataliste, dans laquelle tous les faits seraient déterminés par de grandes causes pour ainsi dire organiques, sur lesquelles les hommes n'auraient pas de prise7.Les historiens se divisent sur cette Histoire populaire. Certains cèdent à l'enthousiasme de Zinn et apprécient la mise en lumière d'épisodes oubliés ou mal connus, et le corpus de sources sur lequel se base Howard Zinn8 ; d'autres critiquent une lecture de la société divisée en classes opposées, une vision souvent caricaturale de la domination à travers des figures parfois simplistes (le « complexe militaro-industriel », le « gouvernement »). Malgré ces limites, la portée de l'Histoire populaire de Howard Zinn est indéniable, comme en témoigne la reprise du concept pour d'autres histoires nationales, ou certaines périodes précises, par des historiens comme Vijay Prashad sur le Tiers-monde ou Ray Raphael sur la révolution américaine.
Le peuple comme acteur
Retraité depuis 1988 mais toujours actif, Howard Zinn avait pris la parole dans les mois récents pour tempérer l'enthousiasme des partisans d'Obama, en appelant à ne pas délaisser l'action militante. « Nous sommes des citoyens, et Obama est un politicien » rappellait-il ainsi9. Plus récemment Zinn avait durci le ton envers le président américain, critiquant la décision du comité Nobel de lui attribuer le prix de la paix10, ou déplorant le faible bilan de sa première année11.
Désormais, Howard Zinn ne prendra plus la parole, mais ses nombreux écrits (travaux historique, essais politiques, pièces de théâtre) lui permettront de demeurer longtemps un exemple, par sa pensée critique et pourtant réaliste. Car certains mots inspirés par la politique de George W. Bush, dans l'esprit de Zinn, auraient pu s'appliquer à Obama et pourront s'appliquer à ceux qui lui succéderont : en effet, il faut s'y résoudre, « l'avenir de paix et de justice en Amérique ne dépendra pas de la bonne volonté du gouvernement »12. Chez Zinn, il n'y a pas que dans les livres d'histoire que le peuple doit retrouver un rôle d'acteur.
Notes :
(1) You Can't Be Neutral on a Moving Train: A Personal History of Our Times, Boston MA, Beacon Press, 1992 ; trad. fr. Frédéric Cotton, Marseille, Agone, 2005.
(2) « The Specter of Vietnam », tompaine.com, 25 juin 2003.
(3) A People's History of the United States: 1492–present, New York, Harper & Row, 1980, version revue et augmentée, New York, Harper Perennial, 1995 ; traduction française Frédéric Cotton, Une histoire populaire des États-Unis, Marseille, Agone, coll. « Des Amériques », 2002.
(4) A Young People's History of the United States, adaptation Rebecca Stefoff, 2 vol., New York, Seven Stories Press, 2007.
(5) Howard Zinn, Mike Konopacki, Paul Buhle, A People's History of American Empire: A Graphic Adaptation, New YorkMetropolitan Books, 2008.
(6) Victor Duruy, Histoire populaire de la France, Paris, 1862-1863, Histoire populaire contemporaine de la France, Paris, 1864-1865.
(7) De la démocratie en Amérique, II, I, 20.
(8) Celles-ci ont fait l'objet d'un recueil édité par la suite en collaboration avec Anhony Arnove, Voices of a People's History of the United States, New York, Seven Stories Press, 2004.
(9) « Changing Obama's Mindset », The Progressive, mai 2009.
(10) « Nobel Prize for Promises », thruthout, 10 octobre 2009.
(11) The Nation, 13 janvier 2010.
(12) Une histoire populaire des États-Unis, op. cit., p. 770.
Crédits iconographiques: 1. Howard Zinn, DR ; 2. © 2003 Harper Perennial.