PAYSAGES SONORES
Un passionnant dossier autour des paysages sonores concocté et mis en ligne par la revue Images Re-Vues autour des paysages sonores. Notez que le pluriel prend ici
toute son importance
Editorial
Comment doit-on comprendre le mot « paysage » dans « paysages sonores » ?
Présuppose-t-il une fonction purement décorative ou bien métaphorique de l’environnement sonore ? Qu’en est-il de la fonction plastique des sons ?
Le terme « soundscape », forgé par le compositeur et musicologue Raymond Murray Schafer, dans son ouvrage Le paysage sonore, désigne l’ensemble des manifestations sonores (musicales ou pas) à l’œuvre à la fois dans un environnement
déterminé et au sein de la communauté culturelle qui l’habite, que ce soit dans un milieu naturel ou urbain. Ce terme, dont l’utilisation s’est étendue de plus en plus dans les sciences
humaines au cours des trois dernières décennies, traduit la prise en compte de l’attention auditive, et permet de penser les caractéristiques du réel circonscrit par la nature événementielle
des sons. Un des acquis des études sur l’attention auditive est que la perception sonore du réel a des dimensions spatiales, matérielles, plastiques. En cela elle intéresse non seulement
l’aménagement sonore de l’environnement urbain, mais aussi ces productions artistiques où la part sonore circonscrit, décrit ou évoque des lieux. Il s’agit, dans ce dossier, de remettre en
question la primauté du modèle visuel et de questionner la capacité des sons à fonctionner par analogie avec les images.
Une telle réflexion peut difficilement se dispenser d’une distinction rigoureuse entre la « spatialité intrinsèque aux sons » et l’ « espace corporel sonore »,
autrement dit entre l’espace logique des relations entre les sons, et l’espace où notre corps peut se mouvoir, percevoir et localiser les sons, comme le montrent clairement R. Casati et J. Dokic dans La philosophie du son. Entre
une conception rigoureuse selon laquelle il y aurait image sonore uniquement lorsqu’il y a un cas d’écoute et donc de reconnaissance « exactement parallèle à la perception d’une
image », lorsque l’écoute d’un enregistrement serait l’image sonore de l’événement live, et une conception plus large qui prend en compte un imaginaire artistique du son, les textes de ce
dossier offrent des parcours pour penser les fonctions artistiques du paysage sonore.
L’article de Benoît Delaune, examine les « porosités et indécisions génériques » entre musique et
arts plastiques au XXe siècle. Des « cartes postales sonores », en passant par le cinéma pour l’oreille de Walther Ruttmann,
ou encore par la sculpture sonore et les musiques minimales, il enquête sur les capacités de la musique de « décrire un paysage », tout en distinguant entre « son descriptif » et
« son narratif ». Pour ne prendre qu’un exemple de ce riche article, l’analyse que Delaune fait des plages sonores « en aplat » de la musique ambient, qui vont
à l’encontre d’un développement narratif, invite à reconsidérer une opposition tranchée entre la surface plane visible d’un seul coup de l’image, et le caractère événementiel du son qui
« impose » son déroulement à l’auditeur.
L’article de Sophie Stévance considère le paysage sonore en amont de la matérialité des sons. Elle propose une analyse des deux partitions musicales écrites par Duchamp en 1913, où l’artiste
envisage une musique non sonore. En la qualifiant de « musique conceptuelle », musique de représentations mentales où la pensée prime sur l’acte, Sophie Stévance s’interroge sur le
statut d’une musique privée de ses qualités sensibles. En mesurant la portée de cet « acte contestataire de Duchamp », dirigé contre les limites institutionnelles imposées à la création, qui s’apparente ainsi au ready made, l’auteur réfute
l’idée d’une négation de la musique, pour la considérer comme « musique conceptuelle tronquée » avec une visée précise.
Les deux études suivantes transposent la question dans le domaine théâtral. Ainsi Vincent Rafis, à travers une riche étude du théâtre de Jon Fosse, se livre à une analyse de l’importance que le
dramaturge norvégien accorde à l’aspect auditif, à la parole même de l’acteur, une « parole en acte ». L’article, situé aux confins de la linguistique et du jeu théâtral,
circonscrit la « forme fosséenne » qui « oscille en permanence entre un absolu du signe et un absolu du sens ». Rafis montre comment l’acteur, à l’image de la page blanche,
devient un « strict locuteur » et opère un retour à la matérialité première, asymbolique, des « signes sur le papier ». La mise en garde de Fosse contre la fascination pour
l’image scénique et les apparences, se retrouve tempérée, sinon sublimée par l’importance accordée à l’écoute.
Marie-Mervant Roux, elle, interroge les raisons de l’évitement du terme « paysages sonores » dans le champ théâtral. Son étude des relations entre l’espace théâtral et la création
sonore aux XXe et XXIe siècles, en s’appuyant sur la théorie événementielle du son, questionne la teneur de termes comme « audio landscape » ou « sonosphère », pour rendre
compte de l’importance de l’écoute théâtrale, longtemps minimisée par la prégnance du modèle visuel. En quoi l’oreille (microphone) peut-il non pas compléter l’œil (appareil photographique),
mais le remplacer ? Cette question, qui émane de l’ouvrage de Murray Schafer, est transposée dans l’univers théâtral, pour interroger avec érudition la plasticité des sons scéniques, en
tant qu’ils désignent et modèlent des lieux aussi bien concrets qu’imaginatifs. Au lieu de se limiter à un statut décoratif, les sons apparaissent comme « véritables actants ».
L’article de Marie-Pauline Martin nous transporte, quant à lui, au siècle des Lumières. Par une étude attentive et bien documentée de la métaphore musicale chez Diderot, l’auteur se propose de
considérer la référence savante de l’encyclopédiste à la musique, à la lumière d’une conception singulière du beau en peinture. A partir de certains comptes rendus des paysages d’Hubert Robert
ou de Joseph Vernet, et des pages consacrées au « hiéroglyphe musical » dans la Lettre sur les sourds et les muets (1751)et des Réflexions sur les
beaux-arts publiées dans la Correspondance littéraire (1761), Marie-Pauline Martin montre ainsi en quoi les réflexions sur l’art des sons « en tant que
métaphore et stratégie du discours », contribue à une reconsidération de l’idée du beau.
Les articles de Dominique Casimiro et de Catherine Mao questionnent la teneur imaginaire et métaphorique du
son et de sa temporalité dans deux domaines en apparence opposés, mais entre lesquels l’écoute permet de tisser des liens : la poésie et la bande dessinée. « Voyage au pays du chaos
sonore » de Dominique Casimiro est une incursion dans le monde poétique de Pablo Neruda lors de son exil birman, d’où est issu le recueil poétique Résidence sur la terre
(1925-1935). Ce texte poétique invite à réfléchir sur la perception sonore d’un réel douloureux, poétiquement rendu dans une paradoxale absence de sons. Les sons deviennent la mesure de la
limite entre vie et mort, et la voix poétique dans le recueil est présentée comme une négation du monde et de ses paysages sonores.
Catherine Mao se livre à une enquête aussi étonnante au premier abord que convaincante sur la fonction sonore des bulles dans la bande dessinée, à partir de l’album Faire semblant c’est
mentir, 2008, de Dominique Goblet. Le constat de la « déception sonore » de certaines adaptations cinématographiques de bandes dessinées permettrait de réfléchir sur ce qui
« se joue entre la lecture et la mise en son ». Qu’en est-il du rôle narratif d’un son latent, ou en sourdine, dans la bande dessinée ? Qualifié par l’auteur de
« relais du sentiment » et d’« instrument de pudeur », le son implicite s’aventure dans des contrées que la représentation semble ignorer. Composante relativement indépendante
dans l’économie de l’album analysé, le son qui est avant tout un élément graphique prenant place dans un système figuratif, se présente comme une façon de temporiser l’histoire racontée,
d’exprimer une durée.
Enfin, nous sommes particulièrement heureux d’accueillir, pour la première fois dans notre revue, l’article d’un géographe, Joël Chételat. Sa contribution rigoureuse qui examine un choix de cartes et certaines pratiques cartographiques de l’espace sonore, est non seulement importante pour la dimension urbaine des « paysages sonores » qui concernent directement notre cadre de vie quotidien. Les réflexions sur le statut des cartes comme images, produits d’intelligibilité et de pouvoir, la critique d’une approche simplificatrice de l’environnement sonore en faveur d’une « approche sensible », non seulement quantitative, mais qualitative, la recherche d’un paradigme interprétatif adéquat apte à rendre compte de la complexité de l’environnement sonore, sont autant de pistes dans lesquels historiens, anthropologues et théoriciens de l’art peuvent se reconnaître.
Nos chaleureux remerciements pour la préparation de ce dossier vont à Nicolas Verdier, Elitza Dulguerova, Chiara Cappelletto et Karim Haouadeg, dont les lectures expertes ont été d’une grande aide.
Tania Vladova
Sources revues "Images Re-Vues"
SOMMAIRE
Cartes postales
sonores, cinéma pour l’oreille, ambient music…
Esthétiques et procédés picturaux dans les musiques contemporaines, pop-rock et ‘expérimentales’
Benoît
Delaune
Les opérations
musicales mentales de Duchamp: de la musique en creux
Sophie
Stévance
A l'orée du langage
Séquence poétique et symbolisme des sons dans le théâtre de Jon Fosse
Vincent Rafis
De la bande-son à la sonosphère. Réflexion sur la résistance de la critique théâtrale à l’usage du terme « paysage sonore »
Marie-Madeleine Mervant-Roux
L’imaginaire de la
musique et le Hiéroglyphe du paysage chez Diderot
Marie-Pauline
Martin
Voyage au pays du chaos sonore
Dominique Casimiro
L’oeil et l'oreille dans "Faire semblant c'est mentir" de Dominique Gobelet
D’un faire-semblant sonore à une esthétique sonore
Catherine Mao
La figuration cartographique de l'espace
sonore
Joël Chételat
Dans le signe du son
Bruit, voix, corps et improvisation
Davide Sparti
Sources revues "Images Re-Vues"
La notion de "paysage sonore" est apparue en 1973 à l'université Fraser au Canada.
Annexe à lire
Le Wildproject d'après Raymond Murray schafer