« Je déteste cette heure de vie de classe imposée aux professeurs principaux par une hiérarchie qui se veut à l’écoute des élèves. Encore que mon principal ne manque pas d’autorité et la municipalité de Nanterre, communiste ancien style, non plus. Mais, obligation de service oblige. Et cette heure est censée libérer la parole des jeunes. Libérer de quoi ? D’une oppression de qui ? Ainsi voit-on l’école comme un lieu où s’exercerait un pouvoir répressif sur de pures et fraîches sensibilités ! Cette vision rousseauiste heurte tout ce qui est à l’origine de ma vocation, un désir de transmettre et non de soumettre.
Prétextant l’urgence pédagogique d’une remise à niveau, j’avais toujours reporté l’heure fatidique, au grand dam de mon administration et surtout des élèves, pressés de massacrer mes collègues et de révéler des secrets. Ce matin de décembre, je dois céder à l’injonction du principal adjoint, tout heureux de remplacer ainsi un prof malade : "faites surtout prendre conscience aux gravement punis…"
Installés, les regards malicieux de mes élèves — ils connaissent mes réticences pour ce défouloir — tous d’origine maghrébine ou africaine, me guettent, amusés. Après un bref coup d’œil sur les sanctions du premier trimestre, j’interpelle le plus gravement puni (Mamadou, deux jours d’exclusion) :
— As-tu pris conscience de la gravité de tes actes ?
— M’dame, j’ai juste dit à la prof de gym qui m’prenait l’chou : "Suce-moi l’cul !".
Explosion bruyante d’une hilarité générale ! Je me contiens difficilement, ils le sentent, les rires redoublent. Je dois absolument me contrôler, pour ma collègue, pour moi, quelle honte de devenir complice ! Mais comme de bien entendu, la lutte est inégale, c’est le rire qui gagne !
Du coup je suis devenue la parfaite démagogue à mon corps défendant… »
L’anecdote me fut contée en ce début 2010 par une jeune enseignante. L’heure de vie de classe invite en effet à cette familiarité malsaine sur le dos des collègues, brisant la nécessaire solidarité adulte. Elle ne donne d’ailleurs que très rarement l’occasion de rire. Le ton est toujours revendicatif, acrimonieux ou fielleux. Tout est toujours de la faute des profs. Les enfants sont naturellement vicieux. La Fontaine s’en amusait, Rousseau beaucoup moins !
Que la bien-pensance et l’idéologiquement correct se rassurent, la parité filles-garçons est aujourd’hui, à ce sujet, respectée. À Courbevoie où j’enseignais, plus blanche que Nanterre, les petites de sixième s’apostrophaient : « J’m’en bats les couilles ! » et « Va niquer ta mère ! ». Les deux leitmotivs collégiens. Plus généralement, le médium adolescent — look, gestes, paroles, graffitis — l’atteste partout. Quelques rares oasis privilégiées perpétuent le charme désuet de la différence, même si George Sand ou Colette ne s’abusaient pas sur les rapports troubles entre les filles et les garçons. Ce sont les folles intensités des attirances naturellement précoces et non cette pornographie tristement égalitaire et, au bout du compte, mercantile. De La Petite Fadette à NTM, de Claudine à l’école à Diam’s en colère, il y a la toute-puissance amorale du marché. Et l’impuissance des adultes, leur démission.
Dans ce « Suce moi l’cul ! », ce qui choque n’est pas la scatologie somme toute potache, mais l’adresse elle-même d’un garçon de douze ans à une femme. Son professeur qui plus est. Ne peut-on pas y lire comme un rejet méprisant de ce copinage, à la lettre pédophilique, qui caractérise précisément la pratique pédagogique et le novlangue des collèges : heures de vie de classe, bureau de la vie scolaire, animations de tous ordres, apprenants et non plus élèves ? Hommage admiratif et soumis à leur jeunesse en tant que telle ?
Dans Rebel without a cause, James Dean, en pleurs, tente désespérément de redresser son père, devenu chiffe molle, pour qu’il soit un homme. Dans toutes ces provocations collégiennes, n’y a-t-il pas au fond une demande, elle aussi désespérée, d’autorité ?
Daniel Faivre
Criticus, le blog politique de Roman Bernard.
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