Encore quelques jours avant mon anniversaire, et si je décide de commencer de cette manière, c'est parce que deux amis m'ont fait observer, grâce leurs livres, que ces dates-là peuvent devenir motif de réflexion, et d'excuse ou de justification, sur le temps vécu. L'idée m'est venue au Brésil, alors que je passais deux jours dans une ville du sud du pays. En réalité, je ne comprenais pas comment je m'étais persuadé de me déplacer jusque-là, sans connaître personne et ne sachant que peu de choses sur l'endroit. C'était un après-midi, il faisait chaud, et je marchais à la recherche d'un parc sur lequel je n'avais quasiment aucune information, sauf son nom, vaguement musical et pour le moins prometteur selon mon point du vue, et le fait qu'il apparaisse comme la plus grande surface verte sur le plan de la ville.Le narrateur, un écrivain (Chejfec lui-même ? cela n'est jamais précisé), commence par évoquer, très richement, deux ou trois de ses souvenirs, dont ce plus important, celui qui fonde son récit : la promenade dans un parc d'une ville du sud du Brésil. L'action, pour ainsi dire, se situe dans le souvenir de l'hôtel (oui : dans un souvenir) où s'arrête le narrateur, dans les rues qui le mènent au parc, sur un banc là-bas, à la terrasse du Café do Lago qui donne sur un petit lac, et est contenue dans cette très courte période de deux journées passées propulsée depuis la mémoire du présent. Ainsi, Chejfec nous emporte dans une immense et dense digression qui passe par différents stades, dans un mouvement qui va de l'observation des arbres ou des animaux du parc, ou simplement de son sol, à des réflexions quasi-métaphysiques provoquées par ces regards portés sur l'entourage et échangés avec les objets animés ou inanimés. Les enjeux du récit débordent très rapidement le simple éloge de la marche ou de l'observation, l'art de la promenade ou de la dérive urbaine - et est capable de suivre puis quitter la tradition connue des écrivains ou penseurs marcheurs (de quelque sorte qu'ils peuvent être), de Rousseau à Nietzsche, de Walser à Sebald, des surréalistes aux situs... Plutôt que sur la marche en tant que telle, Mis dos mundos propose une longue réflexion sur la marche de la pensée et de la création : la promenade se passe autant dans un parc (projection et évocation de la nature disparue, muséifiée, au coeur des villes, même au coeur des villes du Sud) que dans la littérature ou la philosophie. Je pourrais m'arrêter à chaque page et chaque observation du narrateur et suivre le fil de sa penser pour rejoindre ce que les critiques espagnoles que j'ai pu lire ont dit, mais je ne me focaliserais que sur un seul point, que je considère être essentiel dans ce livre et ses enjeux. Avant ce souvenir de la promenade au parc, qui trame l'intégralité du roman (et qui nous fera voyager dans différents lieux, différents temps, jusqu'en Europe, Chejfec poursuivant de s'interroger sur l'héritage et l'identité, comme il semble le faire le long de son oeuvre), il y a les livres de ces deux amis écrivains qui ont impulsé le récit. Et il n'est pas anodin de trouver le narrateur la veille, avant de se diriger vers le parc qui l'attire comme un aimant, à une conférence sur la littérature à l'occasion du Salon du Livre local, dont il fut "le premier à abandonner la salle et à chercher rapidement le chemin vers la sortie." On dirait que dès le début, remerciant ses deux amis écrivains qui lui donnent le prétexte de son livre, le narrateur décide de rompre et de quitter la posture de l'écrivain écrivant, et dès lors, je crois bien, commence réellement un jeu du chat et de la souris entre ce que peut, ce dont est capable l'individu qui écrit et ce dont il est redevable, entre la possibilité de suivre la carte et de s'y perdre, entre les causes effectives des choses et les hasards objectifs, entre la perception du retour constant et de l'avancée sans repassage. Le plus troublant, quelques pages plus loin, provient peut-être de cette capacité qu'a Chejfec à faire naître des émotions bien précises, profondes, à partir d'un moment anodin mais qui littéralement transforme son narrateur - mis en face à la littérature - continuellement inquiet :
Au cours de la promenade de la nuit antérieure, au Salon du Livre, j'ai tout à coup commencé à prendre peur quand je passai pour la neuvième ou la dixième fois devant le stand de la société d'histoire locale. Mais je n'ai pas été inquiété par cela, de sentir à chaque nouveau passage cette même candeur des premiers instants, ou plutôt cette préoccupation de la découverte d'un livre important, quelque chose qui attendait peut-être depuis des années sans prévenir et qui me permettrait d'accéder à un savoir très complexe et à moitié secret ; non, j'ai plutôt été inquiété du fait que la même répétition à laquelle je me pliais avait fini par me rendre impatient.Et toute la saveur du livre provient de ce genre d'observations passées à la moulinette d'une grande lucidité, répétition régulière et troublante de l'inquiétude trouvée dans le regard de l'autre ou du sien propre (ce qui est la même chose au fond), dont l'unique solution est de ne pas choisir, de quitter avec la parfaite tentation démissionnaire d'un Bartleby, avec toute la sérénité nécessaire, avec toute l'essentielle intranquillité d'un être qui ne s'arrête jamais de penser :
Je voudrais oublier le motif de ma visite dans cette ville et je suis même tenté par l'idée d'oublier mon propre nom et essayer d'être un autre, quelqu'un d'autre.La suite reprend plus ou moins, à mon sens, ce processus, comme en témoignent les différentes scènes qui vont se succéder. Le narrateur reste alerte, attentif, sans céder à l'impatience ou l'angoisse pure. Mais laisse toujours la place à ce qui le rend vivant : l'entre-deux de deux propositions (quelquefois opposées), la conscience des deux mondes qui le fondent... Un exemple de ces deux mondes, suivant l'idée d'une réflexion sur l'écriture. Je citerai deux marquants tableaux (mais on pourrait trouver d'autres exemples) : l'espèce de duel de regards qu'on retrouve vers la fin du livre où le narrateur revit pratiquement face aux tortues et aux carpes du lac le même genre de sensation que le personnage de Cortazar dans la nouvelle "Axolotl" ; et la sensation parfaitement et vertigineusement borgésienne de "L'autre" de se retrouver soi-même dans l'individu assis à l'autre extrémité d'un banc. Ce n'est certainement pas un hasard que d'avoir vers la fin du livre ces scènes qui évoquent ces deux références, géants tutélaires de la littérature argentine pesant sur tout écrivain argentin contemporain, et qu'elles viennent me rappeler cette évidente filiation occultée dans le livre (même si Borges y est cité une fois littéralement, mais qui ne le fait pas ?!) et pourtant prégnante. Il y a là, je crois - et tout le livre le suit -, le fil d'une réflexion impressionnante sur l'art d'écrire, sur l'importance du don ou du leg, sur la définition de l'identité et au final sur la place réelle de celui qui est lorsqu'il écrit par rapport à celui qui lit, et même à celui (l'autre ?) qui a écrit, déjà.
Il n'y a pas dix mille fins, solutions ou disons résolutions à l'odyssée mentale et magnétique du narrateur de Mis dos mundos, qui est aussi l'odyssée mentale et intime de chaque individu. Les deux mondes, condensés dans l'opposition la plus simple et immédiate du promeneur sont figés dans les dernières lignes du texte, et laisse transparaître, encore une fois, cet espace si important et si vivant de l'entre-deux :
Ce que je souhaite dire maintenant, comme presque toujours, est traversé par l'imprécision. A la terrasse du Café do Lago je rejetai plusieurs choses, mais je me trouvais devant une sorte de choix : rester assis ou courir après le vieux. [...] L'immobilité, l'attente et toutes les situations liées, d'un côté, et les actions et interactions avec le prochain, de l'autre. Je cherchais la limite délicate entre les deux possibilités, comme si je vivais sous contrainte dans chacun des deux mondes.Et la "rêverie" du solitaire promeneur s'achève avec le roman, pourtant, sur l'irrévocable sans solution :
Je prenais tout cela en considération, qui semblait préoccupant et sans solution... Mais un instant après, je me résignais en pensant qu'au bout du compte je devais me plier à ces conditions, car comme on ne choisit pas le moment où l'on va naître, on ignore aussi les mondes variables qu'on va habiter.* Et je dois bien avouer qu'il va me falloir, comme le narrateur de Mis dos mundos, choisir entre les deux alternatives qui se donnent à présent à moi, ouvrir encore ou clore enfin. Et je me résigne aussi en pensant que ces conditions règlent cette chronique, et que franchir le pas et la quitter doucement - sans cela, elle n'en finirait jamais - permettra justement d'y revenir.