Pour Nathalie, qui a courageusement vu tout le film
Bright Star! Would I were steadfast as thou art ...
Etincelante étoile, que n'ai-je ta constance?
Non pour brillier solitaire au front de la nuit,
Ni guetter, les yeux ouverts éternellement
En ermite insomnieux et patient de ce monde,
Le mouvement des eaux accomplissant leur rite
De pure ablution aux rivages terrestres;
Ni contempler la neige, fraîche et douce, tombée
Comme un masque posé sur les monts et les landes -
Non, mais toujours constant, et sans changer jamais,
Contre le sein en fleur de mon si bel amour,
Pour en sentir toujours monter la douce houle,
À jamais éveillé en un exquis émoi,
Toujours, toujours bercé par son haleine tendre,
Et vivre ainsi toujours - ou sombrer dans la mort.
John Keats...
... Quatorze vers qu'on quitte sur la pointe des pieds comme un nouveau-né parfaitement endormi. Si ce poème t'a fait vibrer, mon lecteur, ne poursuis pas ta lecture. C'est inutile. Ce serait même contre-poétique.
Bright Star est le poème de la constante vigilance amoureuse. Poème ambitieux, puisqu'il ne s'agit pas de veiller ne serait-ce qu'une heure, comme le demande le Christ à ses disciples au mont des Oliviers, mais d'être éveillé toujours. Etre totalement présent à l'être aimé, pouvoir en répondre à jamais. "En un exquis émoi", dans un état d'hyper-réceptivité, d'émotion vive, sans que cela soit jamais routinier, banal, mais toujours délicieux. Autant dire que les exigences du poète sont insoutenables. Mais peut-être est-il nécessaire de chanter aussi haut pour mettre en branle la lourde pâte humaine de notre chair et de nos sens?
Pour ce faire, Keats convoque l'immense, l'astronomique, l'océanique, le météorologique pour ensuite replonger au coeur de l'intime, dans le lieu du tout petit, du vulnérable, du chaud et de l'éphémère: une poitrine humaine. Il ne fait entrer pas moins que le ciel, la terre et les flots, les monts et les landes pour revenir à ce sein en fleur qui est à la mesure du macrocosme. Le poème est un lieu de déploiement du réel, qui prend les proportions d'une âme exaltée, pour dire le microcosme humain. Le poète est un arpenteur qui met son amour à l'échelle de l'univers. Le souffle ondoyant de l'aimée est le reflet des oscillations de la mer. Il y a du printemps dans cette respiration, le souhait de suspendre cet instant de bien-être à jamais, alors que la tête de l'amant repose heureuse et comblée sur cette poitrine et se laisse "bercer", comme le ferait une mère. Entre tendresse et trouble, la frontière est ténue. La balance peut pencher d'un moment à l'autre du bercement au désir, ou l'inverse. L'idéal serait de se maintenir là, comme l'étoile, dans la possibilité de l'un comme de l'autre, encore.
Ce désir d'étoile est la merveille du poème, une étoile non pas perdue dans les confins froids de la galaxie, mais proche de son "si bel amour", de son "haleine tendre". Il ne peut y avoir d'autres lieux viables que celui-ci. Ce voeu inhumain d'avoir la constance de l'astre ou mourir, c'est la volonté de mettre au-dessus de tout ce qui le relie à elle, d'être un repère pérenne au firmament de cet amour. Ne plus être bercé, c'est être comme un nouveau-né qu'on arrache au sein maternel, c'est "sombrer dans la mort", perdre le repère essentiel de cette respiration qui, pareille à un métronome, dicte la cadence. On ne respire bien que près de son amour. Elle dispense le souffle vital et poétique. L'écriture poétique n'est elle-même que la matérialisation dans le temps d'un vers d'une inspiration, expirée en quelques syllabes qui s'en retournent à la ligne, comme une respiration. "Bright Star" est un cantique de la pleine présence amoureuse à cet autre qu'on chérit. Vouloir la constance de l'étoile, c'est devenir gardien de phare, vigile en haut d'une tour, et s'exclamer comme les explorateurs en quête d'une nouvelle terre: "Vivante, là, je te vois, je te sens bien vivante". Ou encore, c'est être comme l'enfant qui attend le retour de sa mère et qui, la voyant arriver, s'exclame "Maman! Maman!". La prière de l'amant, de l'enfant, du poète se rejoint: qu'il nous soit donné de ne pas fermer les yeux, de ne pas banaliser, de ne pas oublier tout ce qu'il y a de formidable d'être réunis.
La lecture de "Bright Star" ravive une plaie douloureuse entre toutes: la mélancolie du temps qui passe, inexorable. Douloureuse certitude qu'un "pour toujours" de chair est fragile, si fragile. Grande responsabilité que celle d'alimenter le foyer de l'amour avec les forces qui nous sont données et, parfois, contre des forces adverses, prodigieuses, elles aussi. Claire conscience que le "toujours" est un rêve ou une chimère. L'adolescence passée ou une première rupture consommée, on ne se hasarde plus à clamer des "pour toujours" aussi chevaleresquement qu'auparavant. Ce n'est pas par lâcheté, non, mais par humilité, conscient de notre vulnérabilité. Ce n'est pas pour se ménager une porte de sortie. Au contraire, pour elle, on s'engagera entièrement, on fera peut-être même des paris fous comme celui de s'allier un peu plus devant de doctes autorités, de se souder à travers un enfant. Mais on n'ose pas formuler des aspirations qui nous sont si chères avec trop d'arrogance. "Toujours" devient "tous les jours". Que m'est-il possible de faire, tous les jours, pour être attentif à toi, veiller sur ton souffle tendre, provoquer de précieux émois. Ce sera déjà beaucoup, ce sera déjà très grand. Nous ne sommes de loin pas tous capables de vivre en permanence au sommet d'un Annapurna lyrique. Ayons la sagesse de prendre notre mesure. Ce qui, dans mon cas, m'a rendu familier du merle, de l'escargot, du coquelicot et de la foule des êtres connus ou inconnus que je rencontre. J'aurais fait une chute mortel à hauteur de Keats. Je contemple d'ici les salves d'avenir qu'il tire pour nous éclairer, qui brilleront encore longtemps après leur mort, comme des étoiles. Et je n'en apprécie pas moins la tendresse d'un sein fleuri: entre l'échelle de l'univers - de laquelle je suis redescendu - et celle de l'entrejambe masculin - que je m'efforce de sublimer-, il y a moyen de trouver sa place.
Note - Le fait de travailler à partir de la traduction m'a permis de dégager quelques lignes de force du texte, sans, bien entendu, entrer dans toute l'intimité du poème.
Références - John Keats, Poèmes, traduction de Robert Ellrodt, édition de l'Imprimerie Nationale, 2000.
Image - Bright Star, de Jane Campion.