Après avoir arrêté mes études, j'avais prévu d'écrire un grand roman sur les premiers martyrs chrétiens. Sa symbolique reposait sur la différence ténue entre le suicide et le martyre dans la casuistique. En effet, si le suicide est aujourd'hui perçu comme l'acte de désespoir suprême, les martyrs eux (c'est du moins l'image qu'on en a gardé) courraient vers la mort dans l'allégresse. La tête remplie d'images du paradis, ils portaient au sein de leur chair une souffrance sacrée dont on a à peu près tout oublié aujourd'hui (cette Généalogie de la Souffrance était mon deuxième projet de roman.) Tandis que leurs os craquaient sous la dent des lions, pendant que leur chair se liquéfiait sur des chaises brûlantes, ou que le feu emportait au ciel la forme de leur visage, ces hommes et femmes héroïques étaient transportés par la joie de rejoindre le Christ. Leur chair ne s'est pas consumée dans les ténèbres ; on l'imagine encore frétillante et hilare au moment où elle se rompt, comme un feu d'artifice intérieur. Avec la mort de ces saints commençait la vraie espérance.
Dans mon roman, un jeune écrivain tombait amoureux d'une sainte plongée dans une fosse à serpents après avoir griffonné quelques écrits mystiques au IIème siècle de notre ère. Dans un rêve, il l'aperçoit dans une cellule, priant et implorant le Seigneur de lui donner la force de supporter sa dernière heure. Le Seigneur ne lui répond pas, mais notre sainte commence à avoir des hallucinations. Ses sanglots manquent de l'étouffer. Dans un dernier sursaut de rage, elle couche ses pensées sur le mur humides avec son propre sang, qui seront recueillies plus tard par un fidèle (secrètement tombé amoureux d'elle au premier jour.) Persuadé que la sainte est encore "vivante" quelque part, notre héros assiste à une théophanie étonnante, et apercevoit le Christ dans les yeux bleus d'un cheval de carrousel. Il se lance dans l'élevage hippique, s'exile dans la Bible Belt, et remporte plusieurs concours de rodéo. Plus tard, alors qu'il est vieux et contemple ses trophées dans une vitrine, sa maison est frappée par la foudre, et dans le gigantesque incident qui s'ensuit, la sainte apparaît, recouverte de serpents, et vient condamner l'humanité entière à une mort atroce. Le héros accepte de devenir un martyr à son tour, et embrasse un cobra qui le plonge dans un repos éternel. Cette fin était censée représenter la complexité du martyre, son rôle ambigu dans la religion catholique.
Une mort volontaire, certes, mais une mort provoquée par l'exaltation, la fleur au fusil. Rien à voir avec l'acception moderne du suicide, passeport pour l'Enfer. C'est pour mettre fin à la vague des martyrs et éviter une hécatombe parmi les fidèles que l'Eglise a légiféré en ce sens du temps de sa puberté. Et sa tolérance a continué à évoluer à travers les âges. Sa position moderne se résume plus ou moins à ça : ce n'était pas des suicidaires au sens propre du terme, mais des gens qui ont accepté leur mort sans s'y opposer, et dont la force et la grandeur naissent de leur comportement face à la condamnation, pas de leur choix. Ainsi il ne viendrait pas à l'idée de dire que les martyrs d'aujourd'hui se sont jetés eux-mêmes dans l'au-delà : leur mort violente est un affront, un cri que rien ne peut taire. Il ne s'agit pas de chercher la mort à tout prix mais d'être prêt à se sacrifier si les circonstances le demandent. Le dolorisme complaisant a fait son temps.
C'est ce qu'illustre Hergé dans son oeuvre la plus ambitieuse, une ode au sacrifice et au dépassement de soi. Toute l'intrigue repose sur le personnage de Wolff, à l'origine du projet lunaire. Personnage tragique par excellence, Wolff est avant tout un loup pour lui-même, damné entre tous par les règles de l'onomastique. D'un tempérament dépressif et joueur invétéré (comme Dostoïevski), c'est un homme faible. Son rêve de partir dans la lune est avant tout un besoin d'évasion pour échapper à une condition terrestre détestable. Ne cédant pas aux sirènes des paradis artificiels comme tant d'autres, il choisit pour apaiser son âme de se lancer dans cette entreprise insensée (de la même manière que Lazlo Carreidais, dans Vol 714, sera une transfiguration d'Icare rêvant de voler plus haut, plus vite.) Hélas, il sera rattrapé par ses démons et trahira ceux qui ont cru en lui. Il sera aidé en cela par une voix persiffleuse — Jorgen, ou la tentation du Mal se déplaçant d'astre en astre au milieu de la Création. Déchiré par la culpabilité, Wolff choisit de se donner la mort pour sauver ce qui peut encore l'être. Héroïque, à première vue — mais peut-être n'était-ce pas un acte de bravoure : comme le précise Tintin, son sacrifice est peut-être inutile (tout est dans cette imprécision.) Dès lors, comment interpréter le grand saut de Wolff ? Suicide ? Martyre ? Coup de folie ? "Le silence éternel de ces espaces infinis" garde toujours la réponse quelque part en son sein.
Pour une fois, Hergé ne sacrifie pas la forme au fond, et enrobe sa lutte métaphysique des plus beaux atours : centre de recherche atomique, fusée, et bien sûr ces vastes paysages lunaires qui ont fait rêver des générations d'enfants. Dans ce décor dépouillé, la lutte pour la survie des âmes devient avant tout une mission d'exploration : ce n'est pas la lune que Tintin arpente, mais la psyché torturée de Wolff, qui lui ne se ballade pas et n'ose pas sortir, prisonnier de sa propre fusée (ou de sa conscience.)
Même les personnages brillent dans cette tragédie, et apportent une touche d'humour bienvenue. Le loufoque Tournesol se révèle pour la première fois être un scientifique de haut rang, dont l'avis est respecté par ses pairs européens. Sa surdité est bien exploitée avec le running gag du cornet auditif (pourtant, il ne pourra pas entendre les appels à l'aide de Wolff, certaines détresses restant contenues comme dans sanglots dans la poitrine.) Le Capitaine Haddock est plus drôle que jamais dans son rôle du quidam terre à terre que toutes ces expérimentations laissent sceptique. Il entrecoupe les explications techniques de blagues bourrues qui ont fait sa réputation, mais il montre une nouvelle fois un coeur d'or en faisant tout pour sauver son ami Tournesol, frappé d'amnésie. Seul Tintin reste fidèle à lui-même, curieux et imperturbable au milieu du drame des passions qui se joue devant lui. Son rôle est de permettre l'action et de témoigner en toute neutralité, au point qu'on se demande s'il ne représente pas, à ce stade, un double d'Hergé lui-même se projetant dans la fiction.
Une réussite exceptionnelle à tous points de vue.