Le carnaval de Venise

Par Abarguillet

D'où vient l'appellation de ... carnaval ? Les linguistes avancent deux hypothèses. Le mot pourrait venir du latin  carnem levare, priver de viande, de chair, ce qui annonçait le carême - ou, au contraire, de carne vale, la chair prévaut, ce qui dans les deux cas concerne le même objet, dans le premier, la chair ou viande que l'on mange, dans le second la chair que l'on convoite.

Le carnaval est, on le sait, une transgression des interdits, une exaltation momentanée de ce qui, d'ordinaire, est défendu. A Venise, dès la Renaissance, cette transgression atteindra des sommets et, malgré les interdits, sera encouragée régulièrement par le gouvernement et l'Eglise, peut-être comme soupape, si bien qu'il se maintiendra contre vents et marées tout au long des siècles de la République, dans un tourbillon de licence et de plaisir.


Point de masques, lors des premières fêtes. L'usage semble s'être répandu après la conquête du Levant. Une loi de 1268 autorise le port du masque, non seulement pendant le Carnaval, mais pour une période de 6 mois. Les Vénitiens prirent alors l'habitude de sortir masqués, richement vêtus, les femmes arborant tous leurs bijoux (ce qui fut interdit par la suite hors du Carnaval), qui débutait certaines années dès le 26 décembre sur la place Saint-Marc. Bientôt les artisans spécialisés dans la fabrication des masques eurent leur statut propre, leur corporation, différenciée de celle des peintres. De nombreuses boutiques s'ouvrirent dans la ville, permettant à chacun de s'approvisionner en masques et en déguisements. Parmi ceux-ci, il y avait la bauta ou masque noble qui était une sorte de capuchon de soie noire formant mantille sur les épaules et par-dessus lequel les gentilshommes portaient le tricorne. Le port de la bauta se complétait par celui de la larva ou volto, simple masque blanc qui donnait une allure quelque peu fantomatique à qui le posait sur son visage. Les nobles dames, quant à elles, cachaient leurs traits sous la moretta, masque ovale en velours noir.

   

Mais chacun, les patriciens comme les gens du peuple, pouvait adopter un des nombreux travestissements en vogue : turc fumant la pipe, médecin de la peste, avocat allemand, espagnol, juif, homme sauvage, diable, maure, bossu, sans oublier les personnages familiers de la Commedia dell'Arte : Arlequin, Pulcinella, Pantalon, Brighella, Colombine. La liste des déguisements serait interminable. Pendant cette période particulière, qui permettait tous les écarts, les milliers de courtisanes de Venise faisaient des affaires en or. D'autre part, le travestissement favorisait la prostitution masculine, la promiscuité et les débordements. Des espions, à la solde du Conseil des Dix, masqués évidemment, traquaient à l'occasion la débauche des uns et des autres, enfin je parle de ceux qui avaient une position en vue, et que l'on pouvait ainsi dénoncer et déboulonner aisément. Des lois furent promulguées, interdisant aux hommes de se costumer en femmes pour pénétrer dans les couvents et à quiconque d'entrer masqué dans une église ou un parloir de monastère. En temps de peste, le masque était prohibé mais, une fois l'épidémie terminée, la folie reprenait de plus belle. Elle allait durer jusqu'à la chute de la République, le gouvernement autrichien n'autorisant plus le masque que dans le cadre de soirées privées. De plus, les Vénitiens, fidèles à leur grandeur passée, répugnèrent à faire la fête sous le regard de l'occupant.

   

Quand Venise fut rattachée au royaume d'Italie, le Carnaval resta lettre morte. La cité des doges n'était plus alors qu'une ville provinciale, meurtrie dans son orgueil. Hormis quelques soirée mémorables organisées dans des palais par des personnalités comme le comte Volpi ou Charles de Beistegui, Venise s'était endormie comme le ferait une femme derrière son moucharabieh.

Il fallut attendre les années 1970 pour que le Carnaval, à l'instar du phénix, renaisse de ses cendres et, ce, sous l'impulsion de commerçants vénitiens et d'étudiants qui souhaitaient rendre un peu de féerie à leur cité. Les tout premiers Carnavals tinrent davantage du happening que de la fête longuement préparée et c'est peut-être cette improvisation et cette spontanéité qui eurent raison des réticences et en firent un succès. Maquillages et costumes refirent leur apparition, de même que les masques. Des soirées eurent lieu dans des appartements, des restaurants, dans les rues et le Carnaval de Venise put bientôt rivaliser avec celui de Rio.

L'impact commercial et promotionnel d'une telle manifestation n'échappa à personne et nombreux furent ceux qui désirèrent s'investir davantage dans une manifestation devenue officielle, sans comparaison avec les premières flambées improvisées, instituant bals, feux d'artifice et événements spectaculaires. D'autant que c'était redonner vie à la cité au moment où l'humidité et le froid n'incitent guère les touristes à venir y séjourner. Si bien que ce Carnaval est redevenu, depuis une vingtaine d'années, une véritable institution que de nombreux amateurs ne voudraient manquer pour rien au monde. Les Vénitiens s'investirent, les premiers, dans cette résurrection qui procure à leur ville une manne inespérée. Spectacles et animations fleurissent un peu partout et une foule cosmopolite, qui joue le jeu avec enthousiasme, se donne rendez-vous sous le signe d'un travestissement éphémère qui la rend soudain tout autre. 

En une quinzaine d'années, le masque a rejoint la gondole parmi les objets qui symbolisent le mieux Venise. Vous en verrez exposés dans toutes les vitrines, à quelque époque que vous vous rendiez dans la Sérénissime. Des artisans de talent confectionnent de très beaux modèles, soit inspirés de la tradition, soit de leur imagination. Et quelle cité, autre que Venise, pouvait mieux servir d'écrin à un cérémonial païen où chacun semble devenir le fantôme de lui-même ?