Voici mon dernier article, à paraître dans le prochain numéro d'Hebdoscope (25 septembre).
Le dérangeur de génie
Le Musée Unterlinden de Colmar présente, jusqu'au 12 octobre encore, des peintures et dessins de Charles Lapicque. Une invitation à découvrir à travers une soixantaine de tableaux et une trentaine de dessins, l'œuvre d'un artiste méconnu, qui a traversé le vingtième siècle sans jamais être enfermé dans un courant dominant. Cette exposition est organisée conjointement avec le musée de l’Hospice Saint-Roch à Issoudun et le musée de l’Abbaye Sainte-Croix aux Sables d’Olonne. Né à la fin d’un siècle, Charles Lapicque (1898 – 1988) ne se destine pas aux beaux-arts. Ingénieur de formation, sa carrière est celle d'un scientifique, centralien, spécialiste de la distribution de l'énergie électrique. Passionné d'optique, il soutient même une thèse en 1938 sur la vision et le contraste des couleurs. C'est au début un artiste qui peint par plaisir, jouant avec la toile et les pinceaux dans une approche plus ludique que réfléchie. Suite à sa première exposition à la galerie parisienne Jeanne-Bucher en 1928, il décide de se consacrer à la peinture. Très rapidement, il mettra en application ses théories sur la vision des couleurs et des contrastes, allant à l'encontre des pratiques établies, réservant les tons bleus aux premiers plans et plaçant les rouges et les orange en arrière plan. Autodidacte, il est aussi indépendant et ne s'attachera jamais à l'école du moment ou aux tendances majoritaires. En 1941, il est l'un des membres éminents du groupe des Jeunes Peintres de Tradition Française. A ce titre, il influencera de jeunes artistes comme Tal Coat, Manessier ou Bazaine.
Charles Lapicque n'est pas le peintre d'un seul style. Il se démarque tout au long de son travail par un décalage constant, même si on reconnaît dans ses œuvres l'influence du Fauvisme, du Cubisme ou encore celle de peintres comme Henri Matisse, Raoul Dufy ou Nicolas de Staël, même si parfois il nous renvoie à l’Art Brut et aux Surréalistes. Sa peinture est à contrecourant : alors que dans les années quarante, l'abstraction domine, il revient à la figuration. Ses thèmes varient également, passant de la nature morte (les nappes) aux thèmes historiques classiques (les mythes de l’Antiquité), des scènes sportives (tennis et équitation) aux bords de mer et aux bateaux (il fut à partir de 1948 Peintre agréé de la Marine et le resta pendant une quinzaine d’années). Cependant si les sujets sont classiques, ils sont toujours traités dans un esprit d’avant-garde. Rejetant les formalismes, maniant sa palette et ses crayons avec humour, voire avec causticité, guidé par son goût de l’exploration issu de sa formation scientifique, curieux de tout mais enfermé nulle part, Charles Lapicque est un artiste hors-cadre. Se nourrissant de tout et testant sans relâche, il décale et déplace le regard, forçant le spectateur à la réflexion, le déstabilisant par ses questions. Il invite le spectateur à sortir des sentiers battus et à prendre des chemins de traverse, même si parfois on peut y croiser la route d’autres artistes. En fait, son incessant décalage le place en situation de précurseur, à la fois du Pop Art, du Nouveau Réalisme et de la Nouvelle Figuration. La soixantaine de tableaux présentés à l’exposition, dont beaucoup sont issus de collections privées, permet de retracer avec justesse et clarté les moments forts de sa carrière, soulignant avec efficacité les étapes de son évolution, illustrant richement les divers thèmes traités. « Chasse au tigre » (huile sur toile, 1961), « L’embarquement pour Cythère » (huile sur toile, 1981) ou encore « Régates à basse mer » (huile sur toile, 1951) en sont à l’évidence des points remarquables, mais chez cet artiste les ruptures sont tellement fréquentes et marquées que près d’un tiers des œuvres exposées pourraient en constituer des jalons. Autant les « Figures » (huile sur papier, 1944) font écho aux Arts Premiers, autant la série des « Lagunes bretonnes » de 1959 frappent par leur douceur, autant « Désert » (acrylique sur toile, 1975) ou « La course de cavaliers » (acrylique dur toile, 1976) sont remarquable par leur vision synthétique et la force de leur construction. La palette est toujours d’une richesse étonnante, mêlant la puissance du trait à la sensualité brute des couleurs et de leur usage. La série de dessins à l’encre ou à la mine de plomb est à apprécier en regard des collections médiévales du musée d’Unterlinden, les danses macabres et les crucifixions nous renvoyant aux primitifs rhénans. Sa passion pour l’anatomie est ici visible à travers les organes enchevêtrés et les re-constructions qu’il effectue. Charles Lapicque est un artiste du cheminement, suivant toujours deux directions autonomes. Il nous invite à sortir des chemins usés par les foules et à pénétrer dans un monde où règnent une couleur sensuelle, un mouvement décomposé en éléments simultanés, un langage qui à travers la toile nous propose à la fois l’expérimentation du physicien et l’imaginaire du peintre.
Inclassable et de ce fait dérangeant, il est l’empêcheur-de-tourner-en-rond de la création artistique, ne se trouvant jamais là où on l’attend, surgissant ailleurs avec ses questions, avec son regard oblique, remettant en permanence le travail et sa réflexion sur l’ouvrage. L’évolution des courants artistiques n’a jamais été une rivière tranquille mais bien une succession d’avancées audacieuses et de ruptures fortes, Charles Lapicque est de ceux qui donnent des coups-de-pieds dans les fourmilières pour éviter que leurs sociétés ne s’y endorment. A travers ses propositions, passant de l’observation à sa transcription sensible, il interroge le sens du monde et observe inlassablement sa cohérence.
Illustrations, de haut en bas : "Force 8", "Danse macabre","Lagune en Bretagne", Danse macabre","Gendarme", "Lagune en Bretagne".