5. L'Euroccident entre atlantisme et eurasisme
5.1. L'Euroccident
Premièrement donc, nous venons de voir que du point de vue de l'occidentalisme, la notion d'Occident — l'Europe réelle, historique, du point de vue occidentaliste — désigne un espace géopolitique, géoculturel et historique bien déterminé, à savoir l'Europe de tradition chrétienne occidentale (catholique et protestante), délimitée au Nord, à l'Ouest et au Sud par des espaces maritimes, et, à l'Est, par une frontière de civilisation longeant les frontières suivantes :
- russo-norvégienne ;
- russo-finlandaise ;
- russo-estonienne ;
- russo-lettonne et biélorusso-lettonne ;
- russo-lituanienne (Königsberg-Kaliningrad) et biélorusso-lituanienne ;
- russo-polonaise (Königsberg-Kaliningrad), biélorusso-polonaise et ukraino-polonaise ;
- ukraino-slovaque ;
- roumano-hongroise et serbo-hongroise (Voïvodine) ;
- croato-serbe (Voïvodine), croato-bosniaque (l'Herzégovine faisant, de notre point de vue occidentaliste, partie de la Croatie) et croato-monténégrine.
Toute unité politique ou/et économique européenne devrait être — aurait dû être ? —, du point de vue occidentaliste, limitée aux pays situés à l'ouest de la ligne de fracture civilisationnelle que nous venons de délimiter.
Deuxièmement, nous avons conscience que le terme « Occident » est, aujourd'hui, totalement galvaudé par les approches atlantiste (Occident européen + Amérique du Nord) et globaliste (sub-civilisation consumériste improprement nommée « occidentale »). Sans doute serait-il donc préférable de désigner l'Occident européen par le terme d'« Euroccident » ; l'on peut cependant prédire une faible audience médiatique à ce néologisme géopolitique par trop marqué du point de vue identitaire... Pour résumer, disons que dans l'optique occidentaliste, tout comme Constantinople, Byzance et Istanbul sont une seule et même ville, l'Occident, l'Europe et l'Euroccident sont un seul et même espace historique, géopolitique et géoculturel...
Troisièmement, l'occidentalisme vise à la réalisation de l'unité politique, militaire et économique de l'Euroccident et non, à l'instar de l'atlantisme ou de l'approche d'Huntington, à l'unification d'une Euramérique incluant l'Occident européen et l'Amérique du Nord. L'occidentalisme part du principe que l'Euroccident constitue un espace géopolitique particulier situé, dans l'hémisphère Nord, entre une Amérique du Nord occidentale mais non européenne et une Eurasie byzantine partiellement européenne (par facilité, nous reprenons ici les termes « Europe » et « européenne » dans leur sens géographique habituellement admis, bien que nous n'adhérions pas à cette conception de l'« européanité »), mais en aucun cas occidentale.
Au sein même du courant occidentaliste, l'on trouve des tendances différentes évoluant entre les pôles atlantiste et eurasiste. Les tenants du premier pôle, tout en admettant l'existence d'un Euroccident distinct des États-Unis et de l'Amérique du Nord, et tout en refusant l'idée d'un assujettissement des pays de l'Occident européen à Washington, optent néanmoins en faveur de l'établissement d'une relation privilégiée — mais sur une base égalitaire — entre les deux rives de l'Atlantique. Les tenants du second pôle verront surtout dans « l'euroccidentalisme », tel que nous venons de le définir, un moyen d'enfoncer un coin entre les deux rives de l'Atlantique, afin d'attirer les pays de l'Occident européen dans l'orbite d'un espace bipolaire (Orient-Occident) paneuropéen ou eurasien qui correspondrait aux vœux de Moscou.
Personnellement, j'adhère encore à l'idée parfaitement incomprise, ultra-minoritaire et donc plus que certainement chimérique et vouée à l'échec, d'une unité du seul Occident européen (ou Euroccident), négociant sur un pied d'égalité tant avec Washington qu'avec Moscou. Cette idée rejetant tout assujettissement de l'Euroccident, de l' « Europe réelle » donc, à l'une ou l'autre puissance, se résumait jadis en ces termes, et ce même si le contexte idéologique était différent : « Ni Washington ! Ni Moscou ! » On pourrait ajouter : « Ni atlantisme ! Ni eurasisme ! » Mais j'en conviens, cette approche, la seule qui était à mon sens susceptible de préserver la particularité identitaire de l'Occident européen, a fait long feu. Continuons toutefois à théoriser.
5.2. L'option atlantiste
L'atlantisme est une notion géopolitique née de la Guerre froide. Elle visait à assurer le maintien d'une forte relation politique, culturelle, économique et, bien évidemment, militaire, entre les deux rives de l'Atlantique, afin de faire face à la menace de ce que l'on nommait alors le Bloc de l'Est, à savoir l'URSS et ses alliés du Pacte de Varsovie. Ainsi, pour ce faire, créa-t-on l'OTAN ou Alliance atlantique qui donna son nom à l' « atlantisme ».
Personnellement, ayant rejoint durant cette période, les rangs de l'anticommunisme, j'ai nourri des sympathies atlantistes : il fallait abattre le communisme et la puissance soviétique. Toutefois, cette tendance idéologique était, en ce qui me concerne, partiellement atténuée par une défiance croissante à l'égard de Washington. L'arrogance reaganienne (notamment à la suite de l'intervention militaire US sur l'île de la Grenade), le rôle joué par les États-Unis dans l'expulsion des pays européens de leurs empires coloniaux, l'affaire de Suez en 1956, avaient tendance à me pousser paradoxalement vers un certain « anti-américanisme », voire vers un « paneuropéanisme » certain. La raison anticommuniste l'emporta toutefois sur le cœur « européiste » jusqu'à la disparition de l'URSS et la guerre croato-serbe de 1991, année durant laquelle je commencerai à m'acheminer vers un « euroccidentalisme » médian, c'est-à-dire situé entre l'atlantisme et le paneuropéanisme.
Nous avons vu que l'idée d'Occident avait largement évolué au cours des siècles et que, sous l'influence d'un certain mercantilisme anglo-saxon, anglais d'abord, américain ensuite, le vieil Occident « médiéval » — appelons-le ainsi — plus enraciné, plus « européen », s'était mué en un Occident toujours plus marchand, toujours plus planétaire et toujours plus anglophone. L'on peut dire que l'atlantisme a finalisé cette évolution en établissant que l'Occident d'après 1945 était désormais un synonyme de monde libre démocratique et capitaliste à forte dominance culturelle anglo-saxonne, suprématie américaine oblige.
L'OTAN et l'atlantisme ont ensuite survécu à la fin de la Guerre froide. D'un principe purement défensif, l'OTAN a évolué vers un principe plus offensif, notamment de par son extension à un certain nombre de pays de l'ancien Pacte de Varsovie et de l'ex-URSS. L'opération militaire en cours en Afghanistan est un autre exemple de cette évolution. Il ne s'agit plus aujourd'hui pour l'OTAN de défendre le territoire de l'Occident européen mais d'exporter la « bonne parole » globale-consumériste aux quatre coins de la planète et de défendre certains intérêts énergétiques particuliers au nom de la désormais célèbre « lutte contre le terrorisme ». Cet Occident atlantiste n'est rien de plus qu'un empire étasunien dans lequel les protectorats européens sont appelés à se cantonner à un rôle de supplétifs d'une efficacité d'ailleurs plus que douteuse (voir la situation afghane). Ce n'est évidemment pas cela, notre vision de l'Occident.
La démarche occidentaliste est une démarche identitaire et, en tant que telle, n'entre en rien dans le plan d'un « Grand village planétaire » dominé par les États-Unis, soutenus par leurs amis atlantistes. La vision occidentaliste des relations Europe-Amérique est basée sur l'idée d'un dialogue d'égal à égal entre des États-Unis revigorés, ayant retrouvé leurs propres racines occidentales, et une Europe-puissance, unifiée et strictement limitée géopolitiquement aux pays européens de tradition chrétienne occidentale. Notre idée de la reconnaissance de la fracture de civilisation Orient-Occident vise donc notamment à permettre l'édification, sur le plan géopolitique, de cette « Europe-puissance » occidentale, sur une base géoculturelle identitaire qui lui permette justement de se distinguer des États-Unis et non de s'assimiler à eux. Mais cela n'est compris que par bien peu de monde, tant du côté atlantiste que du côté « eurasiste ».
5.3. L'option eurasiste
C'est à dessein que j'utilise le terme « eurasiste » (33) de préférence aux termes « paneuropéens » ou « européistes ». Le terme d'ailleurs n'est pas de moi et est, en outre, fort usité dans la mouvance identitaire dite « paneuropéenne » ou « nationaliste européenne ».
L' « eurasisme », disons-le, a au moins le mérite de la clarté, puisqu'il ne désigne rien d'autre qu'une doctrine géopolitique correspondant aux vœux de Moscou, tel que ce fut le cas durant la Guerre froide, et opposant les « thalassocraties » ou « puissances maritimes » (États-Unis, Royaume Uni, Japon) à une « puissance continentale eurasiatique » (34), dont, cela va sans dire, la Russie, rétablie dans ses anciennes frontières impériales ou/et soviétiques (ce sont globalement les mêmes), serait le moteur, pour ne pas dire le leader.
De fait, les « paneuropéens », et ce même s'ils ne l'admettent pas en ces termes, ont bien dû se résoudre à constater que la notion d'Europe n'est en rien viable : il n'y a ni « civilisation européenne » (puisque deux civilisations se partagent le prétendu « continent européen »), ni continent européen (puisque rien ne distingue, sinon les petits monticules de l'Oural, l'Europe de l'Asie), sans même parler de cette notion ridicule qu'est la « nation européenne ». Enfin, la « Paneurope » de « l'Atlantique à l'Oural » a la fâcheuse tendance à partir implicitement du principe que seul le territoire russe situé à l'ouest de l'Oural est européen, les trois quarts restants dudit territoire russe n'ayant plus, dès lors, dans cette optique, qu'à être abandonnés aux steppes ou à la Chine. De quoi refroidir les ardeurs prétendument « européennes » de Moscou.
Dans la mouvance identitaire, l'Eurasie supplante donc progressivement la « Paneurope », ce qui permet, en outre, de se distinguer du projet « européiste » de la très « régimiste » et non moins globaliste « Union européenne » dont on connaît l'absence totale d'enracinement historique et géoculturel, la probabilité d'une acceptation en son sein d'un pays tel que la Turquie n'en étant qu'un témoignage parmi d'autres : ni européen, ni occidental, l'Euromarket, alias la prétendue « Union européenne », n'est rien d'autre que la première marche d'un Village global planétaire en gestation.
Lorsque survint la fin de la Guerre froide, le « projet européen » ayant échoué à se réaliser en une unité politique, économique et militaire limitée à l' « Euroccident », voire à certains pays « euroccidentaux » (les six pays fondateurs de la CEE, par exemple), il fallut bien admettre que ce que l'on nomme encore improprement les « Européens » avaient décidément pris le pli de la bipolarité idéologique : débarrassés du « rideau de fer » et du « mur de Berlin », ils n'en continuèrent pas moins à s'entre-déchirer entre partisans « eurasistes » de Moscou et partisans « atlantistes » de Washington.
5.4. Un empire tricéphale de Vancouver à Vladivostok ?
Afin de parvenir à un réel équilibre géopolitique dans le « monde européen » — terme impréci et impropre mais que nous utiliserons par facilité — de l'hémisphère Nord, l'idéal eût sans doute été la constitution de trois grands ensembles géopolitiques culturellement enracinés et collaborant étroitement sur les plans politique, économique et militaire. Ces trois grands ensembles eussent été l'Euroccident, l'Amérique du Nord (États-Unis + Canada) et l'Eurasie russo-byzantine (incluant la Russie et tous les pays orthodoxes d'Europe orientale et du Caucase).
L'émergence d'un troisième pôle « euroccidental » était indispensable à la réalisation d'un tel « triumvirat géopolitique » s'étendant de Vancouver à Vladivostok en passant par Vienne (ou Varsovie). Il convenait de conjurer ainsi, une fois pour toutes, après la « Guerre froide », le spectre de la bipolarisation. De fait, à l'inverse de ce que l'on en pense généralement, l'occidentalisme, contrairement à l'atlantisme (Occident contre Orient) et à l'eurasisme (Eurasie contre États-Unis), n'a jamais eu pour but d'entretenir le dualisme géopolitique qui fracture le « monde européen » dans l'hémisphère Nord, mais bien au contraire de constituer une puissance médiane entre un « univers atlantiste » à très forte connotation anglo-saxonne et un « univers eurasiste » à très forte connotation russe et slave-orthodoxe.
Ni « Occident de Vancouver à Varsovie », ni « Eurasie de Brest à Vladivostok » donc, mais bien un Euroccident, trait d'union entre l'Amérique du Nord et l'Eurasie byzantine, une « Triple Alliance » défendant le monde européen contre les défis du temps. Le rêve est permis, surtout lorsqu'il est gratuit et sans lendemain vraisemblable.
En outre, nos disputes « européennes » ne concernent plus vraiment que nous et encore ne devrais-je faire allusion qu'à la poignée d'identitaires que nous sommes, citoyens minorisés d'un monde à la dérive, dépourvu de richesses naturelles et qui, pour cette raison, subira bientôt, de ses prétendus « alliés éternels », moscovites ou washingtoniens, que d'aucuns se disputent, la pire loi qui puisse être : celle de l'indifférence.
Au fil des siècles, les « Européens » ont pris l'habitude de s'imaginer au « centre du monde ». Quoiqu'il ait pu en être hier, il n'en est plus rien aujourd'hui et il en sera moins encore demain. Envisager la réalisation d'une unité « euroccidentale », c'était permettre à l'Occident européen de se survivre, de continuer à jouer un rôle sur la scène internationale et particulièrement sur la scène de l'hémisphère Nord, en tant que trait d'union entre l'Amérique du Nord et l'Eurasie byzantine, dans le cadre, comme nous l'avons dit, d'une « Triple Alliance » articulée sur une structure en « trois V » : Vancouver-Vienne-Vladivostok reprenant, en la précisant, une idée déjà évoquée, tant à Washington qu'à Moscou :
« Several months later, US State secretary Jim Baker was the first who formulated the perspective of a "Euro-Atlantic security system" covering the space between Vancouver and Vladivostok. » (35)
Cette idée fut reprise quelques années plus tard par le nouveau président russe, Dmitri Medvedev, pour qui « l'atlantisme [ayant] vécu, nous devons [donc] parler d'unité au sein de tout l'espace euro-atlantique, de Vancouver à Vladivostok. » (36)
Mais nous voilà, à nouveau, dans le contexte d'une discussion bilatérale essentiellement limitée à Washington et à Moscou, discussion dans laquelle les prétendus « Européens », en cela compris les moyennes puissances telles que la France, le Royaume-Uni, l'Allemagne et, dans une moindre mesure encore, l'Italie, l'Espagne et la Pologne, n'auront qu'une voix au chapitre symbolique et juste bonne à flatter les nostalgies insensées de vieilles filles à la beauté fanée et à la gloire à tout jamais déchue.
On peut voir là, à présent, tout le vide géopolitique que laisse par son inexistence, un « Euroccident puissance », à la frontière orientale clairement établie :
- Reconnaître la fracture civilisationnelle Orient-Occident en tant que frontière orientale de l'Euroccident, c'était, certes, établir une distinction nette entre les deux civilisations qui se partagent le bien mal nommé « continent européen », mais c'était également reconnaître à Moscou une zone d'influence sur tous les pays orthodoxes d'Europe orientale, ce qui avait toutes les chances d'amadouer la Russie et de lui permettre de ne plus se sentir menacée par une extension anarchique de l'OTAN (le cas moldave est, en ce sens, exemplaire).
- Reconnaître la fracture civilisationnelle Orient-Occident en tant que frontière orientale de l'Euroccident, c'était aussi fonder l' « Europe véritable » sur une base identitaire solide, celle de la tradition historique et civilisationnelle, et établir ainsi une unité politique cohérente qui nous aurait fait sortir de la logique globaliste et nous aurait permis de nous établir en tant que l'une des trois puissances de l'hémisphère Nord, trait d'union euratlantique entre l'Amérique du Nord et l'Eurasie byzantine.
- Reconnaître la fracture civilisationnelle Orient-Occident en tant que frontière orientale de l'Euroccident, c'était enfin créer ce fameux « pilier européen » d'une véritable alliance euro-américaine, sur un pied d'égalité, et compensé par une alliance avec l'Eurasie byzantine, désormais rassurée quant à l'avenir de son « étranger proche ». Nous voilà bien loin, ce me semble, de certaines simplifications d'Huntington que l'on reproche à l'envi aux occidentalistes.
En admettant que les États-Unis et la Russie parviennent respectivement à conserver et à retrouver leur statut de « grande puissance mondiale » dans le quart de siècle qui vient, ce qui reste largement à démontrer, quelle serait la place attribuée aux nations « européennes » dans l'hémisphère Nord ?
Étant donné que nous venons d'exprimer notre plus profond scepticisme quant à la capacité de l'Euroccident de s'unifier et de s'élever au rang de puissance mondiale susceptible de parler sur un pied d'égalité avec Washington et Moscou, nous ne pouvons qu'envisager des hypothèses dans lesquelles l'Occident européen ne jouerait plus qu'un rôle marginal, voire inexistant. Ainsi, voit-on par exemple ressurgir le spectre de la vieille bipolarisation datant de la « Guerre froide », celle dans laquelle, par exemple, les pays « euroccidentaux » seraient maintenus dans le rôle de protectorats étasuniens, alors que les pays byzantins orthodoxes repasseraient finalement sous protectorat russe. On peut aussi imaginer la réalisation d'une partie de ce scénario : l'influence russe s'étendant aux pays orthodoxes, voire aux pays slaves et finno-baltes de tradition occidentale, et un Occident européen, politiquement faible, militairement inutile, démographiquement bouleversé, dépourvu de ressources naturelles, vague musée pour touristes étrangers, péripatéticienne sur le retour, aussi incapable d'attirer le client russe que de tirer son vieux protecteur yankee d'une indifférence désormais bien établie.
J'exagère ? Je ne le pense pas.
Lorsque les pays d'Europe occidentale auront fini de liquider leurs derniers bijoux de famille (ultimes technologies militaires, ultimes technologies nucléaires et savoir-faire…), il ne leur restera plus qu'à rêver de leur grandeur passée et à se refaire la bataille de Waterloo ou le débarquement de Normandie en jeu de rôle : « Ha, si nous les avions pris à revers ce jour-là, hein pépé; avance donc tes grenadiers de la Vieille Garde, voyons ! » Avant de se repasser en boucle les aventures de « Sissi impératrice »…
Lorsque nous aurons fini de profiter — en les gaspillant — des acquis du passé — et cela ne saurait tarder — nous ne laisserons à nos successeurs que des tiroirs vides et leurs yeux pour pleurer. De ce sort funeste, nous pouvons remercier le globalisme consumériste, la pompe sociale post-socialiste dite « altermondialiste » et désormais aussi « écologiste », sans oublier les frilosités diverses des nationalismes et des souverainismes, ce qui rassemble la quasi-totalité de notre « visionnaire » classe politique « euroccidentale ». Et que dire de nos peuples, de nos « masses », qui se sont si facilement laissées acculturer, déraciner et dépolitiser, en échange d'un plat de lentilles (Sécu) ou, tout au mieux, d'une trentaine de deniers (prospérité consommatrice), autant de « progrès » et d' « avantages » qu'après les avoir roulés, l'on se prépare à leur retirer aujourd'hui ? Tels les enfants attirés par les friandises et les jouets du loup et du renard, dans Pinocchio, les voilà d'ores et déjà transformés en ânes, avec nulle autre perspective d'avenir que de devenir des esclaves, teints, il est vrai, aux couleurs chatoyantes de la « multiculturalité »…
Dès lors, pourquoi ne pas envisager l'abandon pur et simple de l'Europe occidentale à son pitoyable sort, et l'instauration d'une alliance « de Vancouver à Vladivostok » non point par-dessus l'Atlantique, mais par-dessus… le Pacifique ?
En effet, on remarque un désintérêt croissant des États-Unis pour l'Europe et un accroissement de leur intérêt pour l'Asie. Le centre de gravité de la puissance mondiale pourrait donc bien progressivement se déplacer de l'Atlantique vers le Pacifique. Et la présidence Obama pourrait plus que vraisemblablement être le symbole emblématique de cette évolution : une Amérique étasunienne de moins en moins « européenne » et de moins en moins « occidentale », cette évolution s'accompagnant, en outre, d'un réalignement géopolitique asiatique et de profonds bouleversements démographiques aux États-Unis mêmes, ceux-ci étant appelés, de toute évidence, dans le quart de siècle qui vient, à s'hispaniser rapidement (ne l'oublions pas : il n'existe aucune langue nationale officiellement établie aux États-Unis) et à rejoindre ainsi un espace panaméricain de plus en plus hispanique, ibérique et latin, et de moins en moins anglo-saxon.
Quant à la Russie, en laquelle quelques naïfs voient encore un « sauveur de l'Europe », il convient d'en rappeler certaines réalités géopolitiques et démographiques également :
- La situation démographique actuelle de la Russie devrait aboutir à une perte de 30 millions d'habitants d'ici 2050, avec une population totale d'environ 107 millions d'habitants (37).
- À la même époque, l'islam pourrait devenir la première religion du pays, compte tenu des forts taux de natalité des républiques musulmanes de la Fédération de Russie. L'islam est actuellement la seconde religion au sein de la Fédération russe (38). De quoi relativiser les récentes déclarations du pouvoir russe (39) prévoyant une croissance de la population russe pour 2009, pour la première fois depuis 1995.
- Entre 1990 et 2007, l'Extrême-Orient russe a perdu 1,7 million d'habitants, soit environ 20 % de sa population. Dans le même temps, et ce malgré une politique très restrictive en matière d'immigration, la pression migratoire de la Chine limitrophe s'est accentuée sur cette région. Ainsi, dans la région de Khabarovsk, les travailleurs chinois représentent d'ores et déjà 1,3 % de la population active. De même, pour les étudiants chinois de l'université de cette localité, la Russie représente l'espoir de trouver « un bon travail » (40). La Russie pourra-t-elle longtemps résister aux pressions de son voisin chinois, surpeuplé et en pleine expansion économique et militaire ?
On le voit, les trois parties du monde européen dans l'hémisphère Nord sont soumises à des pressions démographiques et géopolitiques qui ne manqueront pas, je pense, de transformer fondamentalement nos environnements respectifs. Autant dire, comme nous le verrons plus loin, que la démarche identitaire est appelée à se découpler progressivement mais sûrement d'évolutions géopolitiques globalistes bien peu soucieuses, comme nous venons de le souligner, de préservation culturelle et civilisationnelle.
Éric Timmermans, Bruxelles
(33) L' « eurasisme » ou « euroasisme » est une théorie géopolitique particulièrement prisée dans les milieux issus de la Nouvelle Droite française et belge. Jure Vujic apparaît comme un des représentants de ce courant « eurasiste ». Né à Knin (cette ville de Croatie sera, durant la guerre de 1991-1995, la « capitale » de la république serbe autoproclamée de Krajina) en 1965, Vujic étudiera à la Faculté de droit Assas. Chef de file de la jeunesse nationaliste croate en France, Vujic sera actif dans les milieux néo-droitistes français et belges, et collaborera à divers organes de cette mouvance. Après une brève carrière d'avocat, Jure Vujic partira en Croatie comme volontaire et participera activement à la guerre d'indépendance croate de 1991. J'aurai l'occasion de le rencontrer en Croatie à l'occasion de l'un de mes nombreux voyages dans ce pays, effectués entre 1991 et 2001. Conformément à une certaine approche néo-droitiste, Vujic prône actuellement un rapprochement de la « gauche nationale croate » avec la « droite nationaliste et euroasiste » qu'il souhaite voir réunies dans un front commun contre le « globalisme néolibéral occidental ». Diplômé de la Haute école de guerre des forces armées croates, Jure Vujic donne régulièrement des conférences sur des sujets tant géopolitiques que philosophiques. En outre, il se consacre actuellement à des travaux concernant la « géopolitique eurasiste » et publiera un livre en automne 2010, L'Eurasie contre l'atlantisme, ouvrage qui sera préfacé par le Belge Robert Steuckers, ancien chef de file du courant « synergiste » (Nouvelle Droite belge). Source : voxnr.com.
(34) La théorie géopolitique de l'opposition des « thalassocraties » à une « masse continentale eurasienne » n'est pas neuve. Elle a notamment été exposée par le géopoliticien britannique H. Mackinder qui, en 1904, imagine le contrôle de la zone pivot (Heartland), masse continentale eurasienne qu'il situe, globalement, sur les territoires actuels de la Russie et de l'Asie centrale, comme représentant une menace potentielle pour les puissances maritimes ou « thalassocraties » (ex. : l'Allemagne continentale menaçant la « thalassocratie » britannique ; la Russie, notamment soviétique, menaçant la « thalassocratie » américaine). L'évolution du monde, notamment dans le domaine des communications (ex. : aviation), va toutefois amener Mackinder à rejeter ses propres théories, en 1943. L'alliance des « thalassocraties » anglo-américaines et de la Russie soviétique continentale, afin de vaincre l'Allemagne nazie, politique qui fut prônée dès les années 1930 par l'Américain Spykman et qui fut, comme on le sait, couronnée de succès en 1945, devait encore battre en brèche les théories de Mackinder. Nous avons vu également que le contrôle de la « masse continentale eurasienne » n'a guère permis à l'URSS de vaincre les puissances dites « thalassocratiques » durant la Guerre froide. Mais sur fond de rêve d'alliance « rouge-brune », et de souvenirs se rapportant aux tentatives « continentalistes » de l'Allemagne nazie et de la Russie soviétique, on se plait à envisager, dans certains milieux identitaires, la réédition d'une aventure comparable qui, elle, sur les ruines de l' « Amérique libérale », serait cette fois couronnée de succès... Nous pensons personnellement que ces approches géopolitiques sont, en l'an 2010, plus obsolètes qu'elles ne l'étaient déjà devenues… à l'époque de MacKinder. De fait, « la conception géopoliticienne est stimulante à condition de ne pas donner dans le déterminisme géographique et de prendre en compte l'ensemble des données d'un rapport de forces. » (Atlas stratégique — Géopolitique des rapports de forces dans le monde, G. Chaliand et J.-P. Rageau, Fayard, 1983, p. 20). Comment ne pas s'étonner, de prime abord, qu'un Karl Haushofer, théoricien de la géopolitique hitlérienne, puisse être à la base de la combinaison Nord-Sud des continents qui comprend notamment l'idée d'une combinaison eurafricaine ? Il va sans dire que la vision que l'on pouvait avoir d'une telle combinaison il y a une soixantaine d'années, ne peut qu'être bien différente, voire diamétralement opposée, à celle que nous pouvons en avoir aujourd'hui, d'où la nécessité de prendre en compte tous les paramètres géopolitiques et non les seules données géographiques, particulièrement dans un monde aussi mouvant que le nôtre.
(35) « Towards new EU-Russia security relationship ? Another chance for a united Europe ». Lecture faite à Paris, le 12 avril 2002, par Andrej Grachev, correspondant à Paris pour The New Times de Moscou, à l'occasion du séminaire international organisé par la Fondation Cicero, « The Common Foreign and Security Policy of the European Union », 11-12 avril 2002.
(36) Référence au discours prononcé par le président russe Dmitri Medvedev, à Berlin, le 5 juin 2008 ; « Moscou propose un "pacte de sécurité" paneuropéen », Natalie Nougayrède, LeMonde.fr, 17 juillet 2008.
(37) « Armée russe — L'illusion de la puissance », Alexis Bautzmann, Diplomatie n°34, Sep.-Oct. 2008, pp. 17-18.
(38) Ibid.
(39) « Poutine annonce la reprise démographique en Russie, après 15 ans de crise », AFP/L'Express.fr, 30/12/2009.
(40) « Les Chinois attirés par un Extrême-Orient russe peu enclin à s'ouvrir », Ursula Hyzy (AFP), Aujourd'hui la Chine, 21/12/2008, 20h27.