Ça bouge à gauche. En publiant le 18 janvier dernier dans Libération, une tribune au titre évocateur : Vingt thèses pour repartir du pied gauche, Jacques Julliard a réussi son premier pari : sortir la gauche de sa torpeur intellectuelle. Les réactions se multiplient, attestant de la lente gestation d’un nouveau corpus idéologique côté socialiste. Plus qu’une réponse finalisée Jacques Julliard atteste d’une volonté d’une partie des intellectuels de gauche d’en finir avec le sentiment de résignation, notamment à l’égard de la financiarisation du système capitaliste et de son corollaire, la mondialisation subie. Le temps est désormais à une combativité affichée et revendiquée incarnée par une Martine Aubry revigorée dans un PS assagi.
À situation nouvelle, réponse nouvelle. Le Julliard nouveau est arrivé. L’éditorialiste du Nouvel Observateur, ancienne plume de la deuxième gauche, considère que nous sommes rentrés dans un nouvel âge du capitalisme caractérisé désormais par la financiarisation et la spéculation. Adieu le capitalisme de papa où cahin caha tout le monde bénéficiait de près ou de loin à l’enrichissement collectif. Face à un néo-capitalisme brutal et cupide Jacques Julliard prône des mesures radicales telle une nationalisation du système bancaire.
L’intellectuel rappelle que le capitalisme de l’après-guerre était un capitalisme rhénan qui intégrait la notion de compromis social entre patrons, syndicats et l’État. À ce capitalisme de compromis a succédé le capitalisme d’actionnaires animés par la recherche du profit maximal immédiat. Le problème c’est qu’aujourd’hui, sous prétexte de compétitivité, il n’y a plus de patronat disposé à concéder des avancées, ou un simple maintien des acquis, aux travailleurs.
Le capitalisme notamment dans sa forme bancaire a cessé de négocier, et ne considère plus les syndicats comme des interlocuteurs respectables mais seulement, comme une variable d’ajustement. Dans ce paysage, Jacques Julliard estime que la social-démocratie est essentielle pour permettre aux plus modestes d’accéder à un minimum de confort et de sécurité mais aussi, pour éviter le grand soir et ses débordements. Faute de partenaires, la social-démocratie dans sa forme traditionnelle est dans l’impasse et nécessite, comme le propose Jacques Julliard, une réorientation politique.
L’industrie de la finance nargue les états même les plus puissants, à l’image des Etats-Unis où Obama incarne le combat entre Wall street et main street. Il faut prendre acte de ce changement, de cette évolution vers un capitalisme financier prédateur et offrir un discours clair, réellement alternatif.
Compte tenu du changement d’adversaire et de la radicalisation de la situation, il faut désormais une social-démocratie combative et non plus d’accompagnement car la situation est jugée explosive.
Nous serions en effet revenus à une société d’ordres, de castes, marquée certes par des inégalités de situation mais aussi désormais par des inégalités juridiques. La perception de la paupérisation est marquée par un écart grandissant entre les modes de vie. Or, une société démocratique ne peut tolérer un certain degré d’inégalités.
L’histoire nous a appris que de petites causes peuvent avoir de grands effets. Certes, l’affaire Proglio n’est pas l’affaire du collier de la reine. Pour autant elle atteste que l’opinion publique, est sujette à des réactions épidermiques face à ce qu’elle perçoit comme des situations jugées inacceptables et provocantes.
Toute la difficulté de la gauche française est de rassembler dans un mouvement unitaire des catégories au mieux indifférentes à la mondialisation, à des catégories qui au contraire, y adhèrent pleinement. Le schisme est réel entre ceux qui bénéficient de la mondialisation et ceux qui en paient le prix fort.
En réponse à Jacques Julliard, Aquilino Morelle, toujours dans les colonnes de Libération fait son autocritique comme ancien conseiller de Lionel Jospin lorsqu’il estime que “trop souvent, la gauche s’est engluée dans une fascination gestionnaire qui a fini par l’immobiliser dans le conformisme et stériliser son action”.
Pour ce professeur de science politique, le seul moyen pour la gauche de dessiner la solution alternative est d’articuler utopie et réalisme. Un équilibre subtil est à trouver entre le devoir de grisaille revendiqué par Michel Rocard et l’utopie qui, pour reprendre la formule de Théodore Monod, ne signifie pas l’irréalisable, mais l’irréalisé.
Si Jacques Julliard s’en prend à une Europe, “conduite par des politiciens médiocres et sans vision”, qui “s’est faite l’instrument docile des tendances les plus dérégulatrices du capitalisme international”, Aquilino Morelle va plus loin. “Face aux difficultés de l’action, une large part de la gauche a abandonné le socialisme pour lui substituer un credo européiste. Or, si le socialisme du XXIe siècle ne peut se définir et agir qu’au niveau de l’Europe, l’Europe telle qu’elle a été pensée et conçue dès 1957 et telle qu’elle existe désormais est de nature libérale : son code génétique est inscrit dans le traité de Rome et il est libéral. L’«Europe sociale» n’est qu’un slogan de campagne et restera une illusion tant que les fondements politiques et juridiques actuels de l’Europe n’auront pas été changés. Quant à l’indispensable régulation du capitalisme et à la maîtrise de la mondialisation, comment même les imaginer sans une Europe différente ?”
Le philosophe Marcel Gauchet fait justement de la question européenne la problématique centrale. A quoi servirait selon lui de réussir le grand rassemblement populaire rêvé par Jacques Julliard s’il bute dans sa mise en œuvre sur l’os européen ?
Marcel Gauchet propose de faire de l’Europe “le fer de lance d’une autre vision de la mondialisation” pas par choix personnel mais, bien par réalisme : “L’Europe a failli, c’est clair, et il n’y a rien à en attendre dans sa forme actuelle - que le pire. Il n’empêche qu’elle est notre espace de référence obligé et que la politique à définir doit avoir pour objectif d’entraîner les gauches européennes sur la voie du renouveau, et, au-delà, de dire quelque chose au monde”.
Le volontarisme de la gauche s’oppose à une résignation largement partagée à droite, que décrit Luc Ferry quand il dresse le constat de la dictature de la mise en concurrence des peuples : “L’économie moderne fonctionne comme la sélection naturelle chez Darwin : dans une logique de compétition mondialisée, une entreprise qui ne progresse pas chaque jour est une entreprise vouée à la mort”.
A front renversé, c’est la gauche qui propose de mettre de l’ordre. Michel Gauchet préconise d’organiser, de réguler la mondialisation: “Actuellement, c’est le far-west. Il est temps d’y mettre de la loi et de l’ordre”.
La révolution est bien là : changer l’orientation européenne et lui donner enfin du sens en passant d’un simple espace de déréglementation, de laisser-faire et de libre échange vers un espace de régulation et un avenir choisi.