Lors de leur dernière rencontre, les ministres de l’Information de la région ont rejeté une résolution du Congrès étasunien appelant à des sanctions contre al-Manar (Liban), Al-Aqsa (Gaza) et Al-Zawra (Irak), trois chaînes satellitaires accusées de promouvoir le terrorisme tout en incitant à l’anti-américanisme. Comme l’écrit Marc Lynch, dans le pourtant respectable Foreign Policy, il est presque pathétique de constater que la Ligue arabe, avec sa cohorte d’Etats autoritaires, se montre en l’occurrence plus favorable à la liberté des médias que le Parlement des USA !
Il ne faudrait pas croire pour autant que les régimes locaux se sont brutalement convertis à la liberté d’opinion. Au contraire, l’ordre du jour reste celui d’une Charte capable d’« organiser » le domaine audiovisuel arabe, projet déjà discuté il y a deux ans et à l’époque déjà vigoureusement rejeté par le seul Qatar ou presque (voir ce billet). Cette fois-ci, toujours à l’initiative de l’Egypte et de l’Arabie saoudite, c’est un Haut-Commissariat (مفوضية) qui est envisagé pour mettre un peu d’ordre parmi les quelque 700 chaînes du paysage télévisuel arabe.
De fait, on peut l’avouer maintenant, il y a quelques jours le monde arabe a tout simplement frôlé la catastrophe…
Tout a commencé à la fin du mois de novembre 2009, lorsque la chaîne Al-Jazeera, financée par le Qatar, a acheté au bouquet Orbit l’ensemble de ses chaînes sportives. Avec cette transaction sans nul doute record même si son montant exact n’a pas été divulgué (le chiffre incroyable de 5,5 milliards de riyals, soit 1,5 milliard de dollars, est avancé dans cet article dans Elaph), c’est toute une époque qui se referme, celle des premiers temps de la télévision privée commerciale dans la région, inaugurée, au début des années 1990, par le cheikh séoudien Saleh Abdullah Kamel (voir ce billet) propriétaire du groupe ART.
Cependant, comme la cession portait également sur les droits de diffusion que possédaient les chaînes du groupe Orbit, Al-Jazeera Sport s’est retrouvée en position d’exclusivité pour les retransmissions des compétitions de football : celles des différents championnats européens, celles de la prochaine coupe du monde en Afrique du Sud et aussi celles de la CAN (Coupe d’Afrique des Nations), que vient tout juste de remporter l’Egypte en battant péniblement le Ghana après sa large victoire sur l’Algérie.
Un tel monopole sur le sport de très loin le plus populaire dans la région a bien entendu la plus haute importance stratégique.
On a commencé à s’en rendre compte en janvier. Quand les phases finales de la CAN ont commencé, les supporters des équipes arabes engagées dans la compétition (Tunisie, Algérie, Egypte) n’ont pas eu d’autre choix que de se tourner vers Al-Jazeera, dont le canal sportif, à la différence de la chaîne d’information, fonctionne sur abonnement, comme c’était d’ailleurs déjà le cas avec Orbit, malgré tout nettement plus chère. Au fur et à mesure des éliminatoires et de la progression des équipes arabes, la situation est devenue de plus en plus difficile à gérer, à commencer en Egypte où les télés locales en étaient réduites à diffuser de vieilles images d’archives. De leur côté, les responsables de la chaîne qatarie avaient fait savoir qu’une offre de retransmission des matchs des “Pharaons” , pourtant raisonnable en termes financiers selon eux, avait été refusée par l’Egypte.
Rien d’étonnant en vérité car, comme on l’a vu dans un précédent billet sur les déclarations, à propos de Gaza, du global imam, l’Egyptien Qardhâwi aujourd’hui installé au Qatar, les relations sont au plus mal entre la plus populaire des chaînes arabes d’information et les autorités du Caire résolues à poursuivre leur politique pro-américaine à l’encontre du Hamas. Dans un contexte qui rendait un accord commercial impossible, la tension ne pouvait que monter dangereusement. Même si de fort opportunes campagnes se sont développées sur Facebook pour dénoncer le monopole d’Al-Jazeera qui privait l’Egypte de ses champions, on n’ose imaginer ce qui aurait pu se passer si, dans une Egypte déjà prise de fièvre nationaliste, les supporters avaient été privés des images de leurs champions remportant la Coupe africaine des Nations tout aussi sévèrement que les habitants de Gaza le sont de liberté et d’autres nécessités plus matérielles encore ; au regard des quasi émeutes au Caire en novembre dernier (voir ce billet) à la suite d’un match perdu contre l’Algérie, tout ou presque pouvait arriver…
Mais l’explosion n’a pas eu lieu car, le 12 janvier dernier, Al-Jazeera a soudainement annoncé, deux heures seulement avant un des matchs de l’équipe d’Egypte, qu’elle diffuserait en clair les compétitions de la CAN. Une assez bonne affaire commerciale pour la chaîne qatarie car, aux abonnements de ceux qui ne pouvaient se passer des images de la compétition, sont venus s’ajouter les revenus des publicités diffusées à l’intention des 80 millions de consommateurs égyptiens.
Mais surtout un très bon coup politique. On peut imaginer en effet qu’il y a eu un prix à cette « aumône » en apparence généreusement offerte à l’Egypte. Le Qatar aurait-il échangé la menace d’une éruption populaire en Egypte contre certaines garanties, pour sa chaîne, dans la nouvelle police médiatique régionale ?
La création de la chaîne Al-Jazeera avait déjà été pour Doha, au milieu des années 1990, une manière de se protéger des éventuelles ambitions de son voisin saoudien ; la création d’un monopole sur les émissions sportives avec le rachat des chaînes du groupe Orbit, et la menace d’un « blocus » sur les images des matchs de la CAF, sont peut-être une nouvelle démonstration de l’habileté des Qataris à gérer les situations de conflit asymétriques.