Chapitre 4 - Sur la rivière ardente
Ils naviguent encore ainsi jusqu'au crépuscule. Ayant posé la barge sur l'eau, ils ont pêché, et dégustent le soir de savoureux poissons grillés. Du creuset, ils ont retiré un culot d'une quarantaine de kilos de métal, le trésor volé aux Gaulois... plus un peu de fer au milieu ! Il sera bien temps plus tard de séparer les métaux, Kay n'est pas en peine de méthodes pour cela, et il ne doute pas que le peuple de Clapa ne dispose des siennes.
Kay a offert à Clapa une de ses tenues, pantalon et gilet de cuir souple, fortes chaussures à tige montante, ceinturon où il a accroché une épée et une dague, tous objets qu'il avait façonnés avec des produits locaux sur le site de sa première installation. Le Gaulois a apprécié les vêtements à leur juste valeur. L'homme avait été dénudé par ses ennemis. Cette nouvelle tenue lui rend sa dignité. Ce fait joue autant que la récupération du trésor pour sceller leur amitié.
L'épée et la dague sont en bon acier au carbone, que Kay a produit et forgé depuis son arrivée sur cette planète où il n'a pas pu trouver de pras [1]. Il s'agit pour lui d'objets très ordinaires. Mais il n'en va pas de même pour Clapa. A la vue du métal blanc et dur, le Gaulois semble manquer deux ou trois battements cardiaques... il saisit les lames, les regarde attentivement, les caresse, y pose même la langue comme pour en apprécier le goût, et s'exclame plusieurs fois sur un ton dont le caractère admiratif ne peut laisser aucun doute. Le même mot revient à plusieurs reprises, comme un leitmotiv : «Sidar ! Sidar [2] !».
A la tombée du jour, Kay ramène prudemment leur véhicule à quelques dizaines de mètres d'altitude, immobile au dessus du fleuve. Les deux hommes mangent, discutent - ils arrivent maintenant à échanger de nombreux concepts - puis s'enroulent dans des couvertures et dorment.
Au matin, réveillés par les chants des oiseaux, ils se baignent dans une petite crique tranquille, sur la rive droite du fleuve. Celui-ci s'appelle le Rhôdan, ainsi que Clapa l'a enseigné à Kay. Sur cette rive, à l'ouest, ils ne risquent rien, c'est un territoire où les Celtes - autre prononciation pour Calétoï, cette langue décidément aime les synonymes - ne s'aventurent que rarement, pour des raids de pillage.
Kay immobilise la barge dans le port naturel en accordant les champs magnétiques des susmas sur ceux de la planète. C'est une façon sûre de "jeter l'ancre" : rien, pas même un tremblement de terre, ne pourrait la faire bouger de l'endroit où elle se trouve. On ne risque pas de la leur voler !
Ainsi certains de retrouver leur moyen de transport, les deux hommes décident de s'offrir une petite journée de chasse à terre. Clapa, qui connaît ce site, affirme qu'il n'y réside pas de tribu gauloise en permanence, et que le gibier y abonde. Il semble désireux d'ajouter aux réserves de viande de la barge celle d'un certain animal, le goros [3], dont il pense le plus grand bien sur le plan gastronomique, et que Kay n'a pas encore eu l'occasion de rencontrer.
Kay a pris son arc, un bon carquois de flèches puissantes et solides, et son épée. Clapa n'a pas d'arme de jet, il n’emporte que son épée, mais une fois au sol, il prend le temps de se confectionner un puissant épieu dans une bonne branche de druss - qu'il nomme chêna [4] - et d'en durcir la pointe à la flamme d'un petit feu vite allumé pour la circonstance. Quand son arme - qu'il nomme un "javelot" [5] - lui semble au point, il la teste en la plantant violemment au sol, s'exerce à l'appuyer du talon, pointe en avant, pour arrêter une charge, et finalement la lance comme une flèche, avec une dextérité et une puissance qui font l'admiration de Kay. Celui-ci produit aussi son petit effet avec son arc, qu'il manie tout à fait convenablement à présent; il plante rapidement une demi-douzaine de flèches bien groupées dans le flanc d'un petit talus, à une cinquantaine de mètres, puis, d'instinct, avisant un vol de canards qui arrive du fleuve, en abat un, s'attirant de chaudes félicitations du Gaulois. Ils sont assurés déjà de ne pas rentrer bredouilles !
Les deux hommes sont bien prêts maintenant pour la chasse. Clapa fait bien comprendre à Kay qu'ils doivent être prudents, le goros est un animal puissant et dangereux; de plus, il est rusé, et ne se laisse pas traquer facilement. Il faudra une part de chance pour en mettre un à leur tableau !
Toute la matinée, ils arpentent les collines, trouvant parfois des traces de l'animal qu'ils cherchent, déjections, soies accrochées à des ronces ou arbustes, terre labourée par de puissants sabots, mais du goros lui-même, ils n'aperçoivent pas même le bout de la queue. Fourbus, sous le soleil de plomb de midi, ils font une pause à l'ombre fraîche d'un druss, près d'un cours d'eau qui les désaltère; ils mangent de la viande séchée, des galettes, des fruits chauds et délicieux ramassés au passage dans les sentiers : baies noires et juteuses, petites pommes sauvages, raisins encore verts dont le goût acide les réjouit, etc...
Reposés, ils reprennent leur traque sous la canicule, se demandant s'ils ne feraient pas mieux de s'étendre pour la sieste, mais trop acharnés à la réussite de leur chasse pour abandonner; et finalement, alors que la lumière baisse à l'approche du soir, leur ténacité est enfin récompensée lorsqu'un groupe de trois goros, une femelle et ses petits, déboule presque sous leurs pieds au détour d'un sentier. Clapa, plus rapide, réagit d'instinct en jetant son épieu, qui atteint un des jeunes. Les autres sont déjà hors d'atteinte. L'animal blessé continue toutefois à courir, pas assez gravement atteint pour s'effondrer. Kay a eu le temps d'armer son arc, et il lui expédie une flèche qui termine l'œuvre de Clapa. Le jeune goros s'abat sur le flanc à une vingtaine de mètres, haletant, perdant son sang de deux plaies profondes.
Kay comprend les consignes de prudence de son ami lorsqu'il voit celui-ci s'approcher avec circonspection, l'épée à la main, et manquer de peu de se faire renverser d'un coup de groin lorsque l'animal, dans un dernier sursaut, s'est relevé et a chargé. Clapa esquive, frappe au passage de l'épée, et cette fois, c'est bien la fin, le goros s'effondre, inerte, agonisant; il ne reste plus qu'à lui porter le coup de grâce, ce que fait le Gaulois d'un geste précis et sec de l'épée.
C'est un bel animal, au pelage brun foncé, luisant, soyeux et dur. Il est court, ramassé, trapu, la gueule en forme de groin d'où émergent des canines impressionnantes; il doit bien peser une quarantaine de kilos, et ce n'est pas un adulte !
Pour le ramener à la barge, Kay, en prévision d'un poids important - ils auraient pu atteindre la mère - a emporté un harnais susma. Avec l'aide de Clapa, il l'adapte au corps de l'animal. Clapa ne comprend pas bien pourquoi, jusqu'à la mise en route. Kay a ménagé ses effets : il a soigneusement adapté la poussée magnétique à la masse de l'animal, de façon à juste annuler le poids. Alors, d'une main, il soulève négligemment le corps, semble s'en jouer de deux doigts, et finalement avance en le poussant de l'index, comme un ballon de baudruche. La tête de Clapa ! Incrédule, il s'approche du goros, ose à peine le toucher; puis, s'enhardit, pousse franchement de la main; bien sûr, le poids est annulé, mais non la masse, et l'inertie lui répond : le goros bouge, mais semble toujours aussi lourd. La force supposée de Kay n'en apparaît que plus impressionnante, et Clapa dévisage son ami avec une nouvelle nuance de respect dans le regard !
Kay a un peu honte de cette petite tricherie. Rigolant de bon cœur, il se moque gentiment de Clapa, puis lui dévoile le secret. Il actionne le harnais susma, le goros tombe lourdement au sol. Une impulsion en sens inverse, le corps s'élève doucement. A hauteur d'homme, il annule la composante verticale, compense à nouveau le poids, et fait signe au Gaulois de venir pousser d'un doigt. Clapa s'exécute timidement, appuie de l'index, fait bouger faiblement le goros, qui continue sur sa lancée. Clapa pousse à nouveau, sans forcer, et s'émerveille que la masse lui réponde docilement, s'élève ou avance à la moindre de ses impulsions, sans rien lui céder de son inertie, mais aussi facilement que si elle flottait entre deux eaux. Il comprend que Kay n'est pas plus fort que lui, n'a fait qu'utiliser cette faculté merveilleuse d'annuler les poids. Cela amène d'autres interrogations, bien entendu. Mais Kay n'a ni la possibilité, ni l'intention d'éclairer sa lanterne; alors, il élude les questions en repartant d'un pas déterminé vers le rivage, en poussant le goros.
Ils s'aperçoivent en route qu'ils ont vagabondé bien plus qu'ils ne l'imaginaient, dans la journée, et se sont largement éloignés du fleuve. Deux ou trois fois, ils manquent de se perdre, hésitent sur la direction à prendre, et ce n'est qu'à la nuit qu'ils atteignent la crique où les attend la barge. Celle-ci, bien entendu, n'a pas bougé. Ils y chargent la carcasse, pour éviter que des prédateurs nocturnes ne s'y attaquent, et embarquent pour la nuit. Encore une fois, Kay fait prendre de l'altitude à leur vaisseau pour les prémunir de toute surprise. Et, recrus de fatigue, les deux chasseurs, après une collation, se préparent à passer une nouvelle nuit sur le fleuve.
Ils bavardent encore avant de s'endormir, échangeant de nouveaux concepts, enrichissant sans cesse leur vocabulaire commun. Kay se fait nommer tous les objets, tous les phénomènes qu'ils peuvent voir; il s'essaye à l'utilisation des verbes, de loin la plus grande difficulté. Il peut maintenant prononcer de courtes phrases, et parvient à comprendre les patientes explications de Clapa. C'est un gros effort de concentration, assez contraignant, et il éprouve à présent une grande fatigue, aussi bien mentale que physique. Il insiste encore un peu, puis fait signe à Clapa qu'il veut dormir. Les deux hommes se couchent pour la nuit.
La journée suivante se passe à nouveau au sol, consacrée à la préparation de la viande du goros et du canard chassés la veille. Il faut dépecer, découper, fumer, fondre la graisse, tanner le cuir, récupérer tout ce qui peut servir et s'assurer que cela ne pourrira pas. Le soir tombe sans qu'ils aient terminé leur tâche, et ils savent qu'ils devront la poursuivre le lendemain. Mais qu'importe, ils ont tout le temps, et l'effort partagé tout au long de ces heures de labeur les rapproche encore, leur inculque un peu plus de respect mutuel, d'estime pour le savoir-faire et le courage de l'autre.
Vers midi, le jour suivant, ils ont terminé. Ils ont engrangé une bonne quantité de viande, de cuir et de graisse. Ils ont dégusté la chair du canard avec des légumes, des céréales et des fruits que Clapa a su trouver et choisir lors de leurs pérégrinations à terre. Ils sont fatigués, mais heureux, et satisfaits de leur travail. Pour le reste de la journée, ils s'accordent congé, et se baignent, font la sieste, se promènent tranquillement dans les environs, bavardent.
Kay découvre le sens du nom de son ami : Claparédos signifie "Celui qui chevauche les monticules de pierres"[6], et cela semble être un métier à part entière. Clapas, la pierre... Kay demande, quels monticules ? Clapa explique qu'ils sont édifiés pour enterrer et honorer les morts. Les Gaulois procèdent fréquemment ainsi, lorsqu'il s'agit de personnages importants, des chefs, des prêtres, des sages.
Kay apprend peu à peu l'organisation, l'histoire de ce peuple gaulois, dont il ne connaît jusqu'à présent qu'un seul représentant. Il tente d'interroger Clapa sur les Celtes[7] (c'est une autre façon de prononcer le nom des Calétoï); il a bien remarqué que, physiquement, racialement, peu de choses semblent séparer les deux peuples. La langue parlée même ne diffère pas trop, Clapa affirme qu'il comprend tout ce que disent les Celtes, quoique ceux-ci ne puissent toujours comprendre les Gaulois, lorsque ces derniers utilisent un niveau différent de langage.
«En fait, nous avons deux langues, explique Clapa un peu plus tard, lorsque Kay est en mesure de le comprendre : celle parlée quotidiennement par l'ensemble du peuple, très proche de celle des Celtes, et qui dérive de la seconde, la langue sacrée, ou Berlaphéné, parlée par les druides et les bardes, que le peuple comprend mais ne parle pas. Les Celtes n'y entendent rien.
On dit que leurs druides la savaient jadis, mais l’ont oubliée, et que c’est pour la retrouver qu’ils envahissent la Gaule...
- Parles-tu cette langue sacrée, Clapa ?
- Oui, un peu, car j'ai étudié pour devenir druide, et j'ai commencé à apprendre le Berlaphéné. D'ailleurs, je le comprenais déjà, comme tous les Gaulois. Il me suffisait d'en maîtriser la syntaxe.
- Mais tu n'es pas devenu druide...
- Non, mes maîtres se sont rendu compte que je n'avais pas les dons de l'esprit, et ils m'ont réorienté sur une activité qui me convenait mieux, d'un rang social certes moins élevé, mais néanmoins noble et prisée chez nous. Ce n'est pas n'importe quel Gaulois qui peut édifier des clapas ! D'autant que je ne fais pas que cela...»
L'homme est visiblement fier de sa charge, et désireux de la décrire, de la mettre en valeur.
Cette conversation, rassemblée ici en une fois, a eu lieu en fait par morceaux au cours des jours suivants, au fur et à mesure des progrès de Kay. Pendant ce temps, les deux hommes ont continué de remonter lentement le fleuve Rhôdan, dépassant le confluent d'une petite rivière sur la rive ouest [8].
Ce paresseux périple, agrémenté de nombreuses pauses pour la chasse, la pêche et la cueillette, change d'orientation lorsqu'ils croisent sur leur gauche une nouvelle rivière aux gorges tourmentées.
«L'Ardesca, ou Ardècha, comme disent certains, la rivière ardente...
- Pourquoi ardente ?
- Elle charrie de l'or, et du feu : ses crues sont terribles, imprévisibles, et détruisent tout sur leur passage, comme la lave d'un volcan; de plus, son eau est toujours plus chaude que celle du Rhôdan, même en hiver, parce qu'elle est alimentée par de nombreuses sources volcaniques.
- Curieuse rivière, en effet...
- C'est là qu'habite mon peuple, en amont des gorges. Si tu veux continuer le long du Rhôdan, il faut me laisser ici, Kay. Mais si tu veux m'accompagner, sache que tu seras le bienvenu chez moi.
- Que souhaites-tu, Clapa ?
- Que tu viennes, bien sûr ! Tu m'as sauvé du déshonneur, de l'esclavage, et tu as infligé une leçon à nos ennemis. Comment ne pas souhaiter ta présence ?
- Soit. J'ai envie de venir. Mais tu dis que les tiens habitent en amont des gorges. Sûrement, la rivière n'est pas navigable...
- Non, en effet, elle ne l'est pas. De courtes portions, par endroits, mais impossible d'en faire une voie de communication. Nous utilisons des routes...
- Alors, il va nous falloir arriver en volant...
- Oui, je n'y avais pas pensé. Et ce n'est pas ce que tu souhaites, n'est-ce-pas ?
- Tu as bien deviné. Toi seul sais ce que je peux faire. Mais je ne voudrais pas que cette connaissance se répande. Je veux être un homme normal, pour les tiens.
- Je comprends. Alors, il nous faut abandonner ton navire des airs.
- J'y répugne. N'y aurait-il pas moyen de le camoufler plus près de chez toi ?
- Sans doute. Il y a de nombreuses grottes dans ces gorges, et même au-delà, dans les falaises. Seuls les druides connaissent les plus secrètes d'entre elles... et j'en connais une que même les druides ne connaissent pas !
- Voilà ce qu'il me faut. Sera-t-elle assez grande pour accueillir la barge ?
- L'entrée est étroite, mais néanmoins suffisante pour laisser passer ton navire. A l'intérieur, tu pourrais en loger vingt comme celui-ci !
- Et tu dis que personne ne la connaît à part toi ? [9]
- Non. Je l'ai découverte vraiment par hasard, en cherchant des minéraux rares, et l'entrée en était camouflée par un tel fouillis végétal que je n'aurais sûrement rien vu si je n'avais pas littéralement trébuché dessus ! Même à moins de dix pas, je ne voyais rien !
- Bien, bien, c'est parfait. Nous cacherons la barge dans la grotte, puis rejoindrons le chemin des gorges, comme si nous étions arrivés par là, avant de rejoindre ton village. Est-ce que d'autres communautés gauloises vivent dans ces gorges ?
- Peu. Deux ou trois villages, mais c'est surtout le fief des Robics, les petits hommes des cavernes. Nous ne nous mélangeons pas avec eux.
- Ce ne sont pas des Gaulois ?
- Non [10]. Ils ont toujours été là, depuis la nuit des temps. Ils étaient assez nombreux lorsque nos ancêtres les Pélasges sont venus de la mer, à l'époque du grand naufrage, il y a dix mille ans. Mais ils ont été effrayés, bien que nous ne leur ayons jamais fait aucun mal, et se sont cachés sous terre. Depuis, leur nombre décroît, et l'on n'en voit plus que rarement. Cette vallée est un des derniers lieux où l'on peut encore avoir une chance d'en rencontrer. Encore faut-il être patient, discret, et savoir les apprivoiser !
- Si nous étions vraiment remontés à pied par les gorges, donc, il serait plausible de n'en avoir croisé aucun. Mais les villages gaulois ?
- Ils ne sont pas au bord de la rivière, et l'on peut très bien les avoir évités, si l'on ne désire pas s'attarder. Personne ne nous posera de questions là-dessus.
- Parfait alors, c'est bon. A la tombée de la nuit, nous remonterons les gorges dans la barge, à une altitude suffisante pour ne pas être vus, et nous irons la camoufler dans la grotte que tu connais. Nous y passerons la nuit, et au petit matin nous rejoindrons le sentier, et de là ton village. Y serons-nous dans la journée ?
- Oui, sans problème, une demi-journée de marche suffira amplement pour franchir la distance. Nous déjeunerons avec ma famille.
- As-tu une femme, des enfants, Clapa ?»
Kay se rend compte qu'il ne sait pas grand-chose de personnel sur son ami. Les conversations, depuis qu'ils se comprennent, ont porté surtout sur des généralités, son peuple, sa terre, son métier, ses ennemis; et sur leurs activités en cours, la chasse et la pêche. Mais pas sur la famille, la vie privée. Il a également appris l'histoire de la capture de Clapa, alors que celui-ci revenait de l'est où il avait rencontré un autre artisan de la pierre dont il avait appris de nouvelles techniques pour son art.
«Ce fut une expérience inoubliable, avait expliqué Clapa. Je savais déjà que nos ancêtres les Pélasges, en arrivant dans ce pays il y a des milliers d'années, avaient érigé les pierres debout, les menhirs, pour capter les énergies de la Terre, et les tables de pierre, les dolmens, pour protéger notre peuple de la chute du ciel. En tant que claparède du village, j'avais pour mission d'entretenir les trois dolmens et les deux menhirs de notre domaine, d'y célébrer en compagnie des druides les sacrifices appropriés aux saisons et aux circonstances. Je savais faire chanter les menhirs, et briller les dolmens.
- Chanter les menhirs ? Briller les dolmens ?
- Je ne peux pas t'expliquer. Ce n'est pas une connaissance pour les profanes. Mais au moins quatre fois l'an, pour les fêtes du solstice d'été, du solstice d'hiver, et pour les équinoxes, je fais briller l'un ou l'autre dolmen. Je l'ai encore fait au début de cet été, à la fête du feu-père ou feu de Bélénos. Toutefois, je n'avais pas le grand art dans ce domaine, il y a là un secret dont je me servais, mais sans en connaître les arcanes, et c'est ce que m'a appris cet ancien claparède dans son village des bords de la Droma, à l'est. Il m'a initié lors de la fête de la moisson, alors que les gens de son village offraient des épis de blé.
«Fort de cette connaissance, je suis revenu vers l'ouest. Au passage dans un village proche du Rhôdan, j'ai célébré une cérémonie de la pierre, à la demande de ses habitants qui avaient perdu leur druide peu avant, et n'avaient ni barde, ni claparède. J'ai donc officié. Et c'est là que les Calétoï - maudits Celtes ! - ont investi le village, pendant que nous étions tous occupés au dolmen, pillant tous les trésors d'orfèvrerie, tous les objets de culte.
«Au retour de la cérémonie, voyant leur or disparu, certains villageois ont d'abord cru que j'étais complice des voleurs, et avais agi en diversion. Ils ont voulu me mettre à mal. Mais les anciens leur ont fait remarquer que j'avais vraiment illuminé les pierres, et que par ailleurs je ne pouvais pas savoir à l'avance qu'ils me demanderaient de le faire. Ma bonne foi a été établie, et avec quelques hommes du village - mais bien peu, parce que c'était un petit village - je suis parti vers le sud, à la poursuite des pillards.
«Nous les avons bien rattrapés, mais l'empressement d'un des villageois à vouloir les attaquer, alors que nous étions bien plus faibles et moins armés, a provoqué notre perte. Les villageois ont été tués. Les Celtes m'ont épargné parce que je suis un claparède. Ils voulaient m'emmener chez eux, au delà du fleuve jumeau du Rhôdan, le sombre Rhidan [11], au nord, pour m'y réduire en esclavage et m'obliger à célébrer les cultes pour eux.
«Je me suis échappé de nuit, mais presque nu, sans chaussures, affaibli, je n'ai pu aller loin avant que deux Celtes ne me rattrapent. Ils me rudoyaient pour me ramener de force à leur groupe, et s'apprêtaient à me torturer lorsque tu es intervenu - venu du ciel, mon ami. Tu dois être un envoyé de Lug, le dieu de la lumière; ou peut-être Lug lui-même, qui sait ?»
Ce récit avait conforté Kay dans sa certitude d'avoir fait le bon choix lors de son intervention; il avait aussi provoqué chez lui une certaine perplexité, après les phrases finales. La reconnaissance que Clapa lui témoignait pour l'avoir sauvé était sincère, et ses comparaisons admiratives, avec le dieu Lug, n'avaient rien d'une quelconque hypocrisie ni obséquiosité. Mais Kay savait bien qu'il s'agissait là malgré tout de politesse, de courtoisie. Clapa ne pensait pas un instant que Kay était d'origine divine, un véritable envoyé d'un dieu, encore moins ce dieu lui-même. Et moi qui craignais que les primitifs me prennent pour une divinité, pensait Kay ! Mais non, rien de tel. La déclaration de Claparédos s'était accompagnée d'un petit sourire qui en disait long sur l'esprit critique, le sens des réalités de son compagnon - et aussi sur son sens de l’humour. Pourtant, Clapa croyait fermement à ses dieux, Lug, Taran, Bélénos, Bélisama, de cela Kay avait la conviction. Mais il ne s'attendait pas à leur intervention pour l'aider, lui, tout claparède qu'il fût. Et surtout, il n'était pas outre mesure étonné qu'un homme, par ailleurs très ordinaire, dispose de moyens quasi surnaturels et prétende venir d'une autre planète... Le cas se serait-il déjà produit ici, se demandait Kay ?
«Non, je n'ai ni femme, ni enfants, dit Clapa. Ce n'est pas que ma charge me l'interdise, mais le fait est que les longues études que j'ai faites, d'abord pour devenir druide, puis pour acquérir l'art du claparède, m'ont un peu détourné l'esprit des choses de la vie. Je vis habituellement dans le foyer de ma sœur et son époux. Ils ont trois enfants. Parfois aussi, je loge chez ma mère, lorsque ma présence leur pèse. Un couple a besoin d'intimité, de temps en temps !»
Kay s'informe encore de savoir combien d'habitants compte le village. Un millier, dit Clapa : c'est un des plus puissants de la région, après AlpNaz [12], le Nez Élevé. Une douzaine de villages, dans un rayon d'une demi-journée de marche, totalisent neuf à dix mille Gaulois, et forment une tribu. D'autres tribus occupent les vallées des autres rivières de la région. Certains groupes plus isolés vivent dans les hauteurs. Mais les abords du Rhôdan ne sont peuplés que plus au nord, où il est navigable. Au sud du confluent de l’Ardesca, et jusqu’à la mer, s’étend de part et d’autre des rives du fleuve un nomans’land, qui permet de séparer des tribus gauloises très distinctes. Voilà pourquoi je n’ai rencontré personne depuis le vaisseau, réfléchit Kay. Si je l’avais posé plus au nord, j’aurais fait connaissance immédiatement avec les Gaulois. La rencontre se serait-elle bien passée, alors ? Je ne le saurai sans doute jamais !
Alors qu'ils se préparent à remonter l'Ardesca, Kay repense au récit que Clapa lui a fait de son expédition et de sa captivité. Il réalise que le lingot de métal précieux qu'ils transportent appartient à ce village gaulois, de l'autre côté du Rhôdan, qui a été pillé. Il suggère à son ami qu'ils doivent aller le restituer.
«N'y songe même pas, s'insurge Clapa. Ils ont perdu des statuettes de nos dieux, des vases et des torques, des fibules et des colliers. Crois-tu qu'ils seront heureux de récupérer un lingot informe ? Et crois-tu, par surcroît, qu'ils seront heureux d'apprendre que tous les hommes qui m'accompagnaient sont morts ?
- Ils doivent bien s'en douter, maintenant...
- Oui. Mais si moi seul ai survécu, que vont-ils en conclure ?
- Je comprends. Alors, nous gardons cet or ?
- Ce n'est pas ce que je veux dire. Mais ce n'est pas ainsi que je compte le leur rendre. Nos artisans, chez moi, vont le séparer du métal que tu y as plongé, le purifier, le refondre, et en faire de nouveaux objets, aussi beaux qu'ils sauront les faire. Nous y ajouterons d'autres vases et colliers de nos propres trésors. Et alors seulement, dans quelques temps, j'irai avec une délégation de mon village, leur raconter la triste fin des leurs, et leur restituer leur or. Je célébrerai une cérémonie pour eux, avec notre druide, Teutomatos, pour annuler le mauvais sort que j'ai involontairement attiré sur leur village. Et peut-être de jeunes hommes de chez nous voudront émigrer chez eux, pour compenser la perte qu'ils ont subie. Ainsi seulement, justice sera rendue. Pas par le contenu de ce creuset. L'or en lui-même n'a pas de valeur. Il n'y a que ces idiots de Calétoï pour le croire !»
Kay est sidéré par la maturité, la justesse et la profondeur de l'analyse de Clapa. Il admire sa loyauté, son humilité et sa noblesse. Je n'ai pas rencontré le premier imbécile venu, sur ce monde, se dit-il. J'aurais pu beaucoup plus mal tomber !
Au déclin de la lumière, ils abandonnent le cours du fleuve et s'élèvent au-dessus des gorges de la rivière descendue des montagnes de l'ouest. Même sans engager la barge entre les parois, pour ne pas attirer l'attention d'éventuels autochtones, mais à peine plus haut, le spectacle est majestueux, surprenant, fascinant. C'est un véritable dédale de colonnes basaltiques, de draperies et d'orgues minérales. Le cours d'eau, peu important en cette saison, semble un mince filet d'argent au fond, insignifiant et perdu. La pierre domine, semble maîtresse des lieux. Et pourtant, c'est l'eau qui a façonné ce paysage, creusé la roche, découpé la montagne. Pour quelques instants au moins, Kay décide de s'en rapprocher. Et à quelques mètres à peine du lit de la rivière, écrasé par la roche omniprésente, l'évidence apparaît : ce "petit" cours d'eau est puissant, fougueux, sauvage. Le Rhôdan large et lisse semble calme, malgré l'énorme masse d'eau qui l'anime; mais ici, rien de tel, l'eau est un fauve indompté, elle bondit, attaque, rugit. Si un rocher veut la bloquer, elle l'assaille de toute part, le ronge, le recouvre; si une vasque veut l'arrêter, la calmer, elle feint de s'y assoupir, mais s'en échappe plus violente encore, déchaînée, farouche.
«Nous allons devoir remonter, dit Clapa. Nous approchons de l'arche, et il y a un village à proximité.
- L'arche ?
- Tu vas voir.»
Kay exécute la manœuvre, et bientôt, au détour d'un méandre, apparaît une merveille de la nature. Patiemment, millénaire après millénaire, l'eau ici a travaillé la roche jusqu'à y creuser une arche, s'y frayer un passage en force. C'est un véritable pont enjambant la rivière, mais aucun ingénieur humain n'aurait pu l'édifier, tant il est massif. Sous ses piles, l'Ardesca coule plus large, plus tranquille. Elle semble savourer sa victoire.
«Tu vois la hauteur de la voûte, Kay ? Et bien, sache qu'en période de crue, l'eau monte parfois jusque-là, et il y a même des anciens qui disent que leurs propres grands-parents l'ont vue passer par-dessus !»
Kay a du mal à le croire; pourtant, Clapa a l'air tout-à-fait sérieux, ce n'est pas un affabulateur. Et Kay comprend pourquoi, dans cette région, les villages ne sont jamais directement au bord de la rivière, mais toujours un peu plus loin, sur les éminences...
«La grotte n'est plus très loin. Attendons la nuit complète pour y aller. Ce sera un peu difficile de la trouver, mais j'ai pris des repères, et je ne veux pas que nous soyons vus.
- Entendu. Je vais stationner en altitude, en attendant».
Il fait déjà bien sombre, seule une lueur plus claire dans le ciel au nord-ouest marque encore le passage du soleil. Avant que l'on n'y voie vraiment plus rien, Kay prend des repères télémétriques au laser infrarouge sur des points remarquables, des objets de référence. Il marque particulièrement la direction où Clapa lui a dit que se trouvait sa grotte, à mi-hauteur d'une falaise qui marque le confluent de l'Ardesca avec une autre rivière venue du Nord, quasiment à sec à cette saison [13].
Lorsque Clapa donne le signal du départ, il avance sans hésiter vers leur destination, certain de s'arrêter à quelques mètres de la falaise sans heurter celle-ci. La distance est vite franchie, et aux lunettes infrarouge, les deux hommes voient la muraille de roche, surchauffée pendant la journée, comme s'ils allaient pouvoir la toucher de la main. Ils le pourraient presque, d'ailleurs, tant ils en sont près. Les arbustes qui s'y accrochent, les éboulis, replombs, saillies et corniches leur apparaissent nettement. Reste à trouver l'emplacement exact...
Clapa demande à Kay de faire naviguer la barge le long de la paroi, en la balayant horizontalement et verticalement. Quelques passages improductifs mettent un peu de tension entre les deux hommes. Clapa, finalement, estime qu'il a tapé trop bas, et Kay augmente l'altitude d'une demi-douzaine de mètres. Puis Clapa pense qu'il a reconnu un arbuste. La barge s'en approche, évite une saillie rocheuse juste à côté, et c'est là, sous leurs yeux, tache sombre dans la paroi brillante de chaleur. Entre la saillie et le groupe d'arbustes, bien cachée par l'avancée de ces masques naturels, s'ouvre la grotte de Claparédos.
Elle doit être complètement invisible du sol, à cause des corniches plus avancées, en dessous, qui en interdisent la vue pour qui se tiendrait au pied de la muraille. De loin, avec des jumelles et en sachant où chercher, on pourrait peut-être apercevoir quelque chose, mais ce n'est même pas sûr, se dit Kay, et les jumelles n'existent probablement pas ici; par le haut, du plateau que termine la falaise, les replombs et végétations accrochées cachent complètement l'ouverture. Seule une chèvre pourrait monter là, ou un acharné comme Clapa, passionné par sa quête... Le secret est bien gardé.
Kay doit viser, en s'aidant des infrarouges, pour entrer avec la barge. L'orifice semble juste assez large, mais s'il y a le moindre coude derrière, ça ne passera jamais. Mais Clapa a dit juste : seule l'entrée est difficile, ça s'élargit tout de suite derrière, et ils se trouvent maintenant dans une belle salle. Douze à quinze mètres de haut, une bonne vingtaine de large, profondeur indéterminée... De quoi évoluer à l'aise !
Toutes ces mesures ont été prises aux infrarouges. Kay n'ose pas encore éclairer plus, de crainte que la lueur ne soit vue de l'extérieur, par l'ouverture. Il fait part de ce souci de prudence à Clapa, et de concert, les deux hommes entreprennent de dresser devant l'orifice la toile à voile de la barge (dont Kay ne s'est d'ailleurs jamais servi). Ecrue et épaisse, cette toile ne laissera rien filtrer au delà de quelques mètres. Les buissons et la distance feront le reste.
Sous les projecteurs de la barge, la salle révèle une surprise de taille : les parois les plus proches, relativement lisses, sont décorées de dizaines de dessins d'animaux, depuis des ours et des aurochs jusqu'aux grands félins, lions, tigres, en passant par des mammouths, des antilopes et des gazelles. Parfois, une main humaine dessinée au pochoir, ou des signes symboliques, s'intercalent dans ce vaste bestiaire. Une seule représentation de l'être humain lui-même est faite, et elle montre un chamane revêtu d'une dépouille de jeune mammouth et se livrant à une cérémonie magique...
Les deux amis restent émerveillés, bouche bée, devant ce spectacle figé pourtant tellement vivant. Les couleurs sont vives, les traits nets, la densité de peinture partout suffisante pour se détacher nettement du fond rocheux. On a l'impression que tout cela vient d'être achevé la veille !
Kay rompt le silence :
«Sont-ce là tes petits hommes, les Robics, qui ont réalisé ces dessins ? Est-ce une de leurs grottes ? Auquel cas, nous devrions partir...
- Non, non, non, ce n'est pas l'œuvre des Robics. Jamais ils ne font ce genre de choses, personne n'en a jamais vu dans une de leurs grottes. Et s'ils habitaient celle-ci, ils y seraient, en ce moment même ! Non, je sais que ces peintures ont été réalisées par d'autres : des hommes comme moi, mais il y a longtemps, il y a des milliers d'années. Les druides disent qu'ils ont déjà trouvé de semblables décors dans certaines des grottes dont ils se servent pour leurs cérémonies secrètes, et ils affirment que ce sont nos ancêtres qui les ont faites.
- Il y a dix mille ans, alors ? Tu m'as dit que c'est à cette époque que les Pélasges sont arrivés...
- Oui, pour les derniers d'entre eux, lors du grand naufrage de notre terre mère; mais d'autres vivaient déjà ici, en bonne harmonie avec les Robics, depuis bien plus longtemps, au moins trois fois plus longtemps, d'après les légendes [14].
- Et ces ancêtres plus lointains auraient fait ces peintures ?
- Eh bien, je crois... Nous ne savons pas grand-chose sur eux, sinon qu'ils étaient très savants, plus que nous, et qu'ils s'étaient réfugiés dans les grottes pour se protéger de quelque chose, un cataclysme venu du ciel. Ils y vécurent jusqu'à ce que la surface libre redevienne assez vivable pour y retourner; et c'est alors, dit-on, qu'ils édifièrent les menhirs et les dolmens, pour se prémunir contre de nouveaux cataclysmes.
- Cette grotte n'est donc pas habitée ?
- Non, certainement pas, plus depuis très longtemps.
- Pourtant, ces peintures semblent fraîches !
- Je t'ai dit que nos ancêtres savaient beaucoup de choses...».
Clapa prend un air de gamin conspirateur. Il avise un objet, au sol, posé sur une pierre. Il demande à Kay d'en approcher la barge.
Celle-ci, en sustentation, ne touche pas le sol de la caverne. Divers petits objets, outils, ossements, gisent ça et là. Mais celui que désigne Clapa est plus gros, et sa forme à première vue ne renseigne pas sur son origine. Pourtant, de plus près, penchés à la rambarde, les deux hommes comprennent qu'il s'agit d'un crâne d'animal, de bonne taille.
«Un ours des cavernes, dit Clapa. Une espèce qui n'existe plus. Nos ancêtres le vénéraient. Il devait faire office de protection pour toute la grotte et ses habitants, et s'ils l'ont posé ici avant de partir définitivement, c'est pour s'assurer que la caverne ne serait pas profanée. Elle devait avoir une valeur sacrée pour eux.
- Combien d'hommes vivaient ici, Clapa ?
- Sans doute une bonne centaine, en comptant femmes et enfants. Une trentaine de guerriers chasseurs.
- Et un jour, il l'ont quittée, et sont retournés vivre à l'air libre ?
- Quand le froid a reculé, sans doute.»
Ils ne touchent à rien, trop impressionnés par la majesté des lieux. La grotte par elle-même est fort belle, quoique dépourvue de ces draperies magiques, piliers, stalactites et stalagmites que l'on trouve parfois pour l'enchantement des yeux et du cœur. Mais son volume même, sa disposition en étages, sa sonorité, la rendent agréable, sereine. L'air y est bon, l'humidité légère, la température douce. Ils ont dû aimer vivre ici, pense Kay.
«Dirige les projecteurs vers le fond, là-bas, demande Clapa. Il me semble apercevoir l'ouverture d'un couloir.
- Oui, je vois. Il y en a même un vers le haut et un vers le bas. Mais la barge ne pourra jamais s'y engager. Si nous voulons les explorer, il faudra le faire à pied.
- Alors, ce n'est pas le moment. Où comptes-tu mettre la barge ?
- Dans ce recoin, là, dit Kay en montrant un renfoncement, à droite de l'entrée. Elle sera complètement invisible pour quelqu'un qui, comme toi, entrerait par hasard à la recherche de pierres, d'objets au sol. D'autant que je vais la laisser à quelques mètres de hauteur.
- Mais comment peux-tu faire cela ?
- Mais, comme je l'ai fait au-dessus de la crique du Rhôdan, lorsque nous sommes allés pêcher, rappelle-toi !
- Oui, mais là, tu restais à proximité pour la soutenir, et tu es revenu dès le soir. Ici, tu vas t'absenter longtemps, et plus loin. Ton pouvoir suffira-t-il à la maintenir en l'air ?»
Kay est sidéré. Ainsi, son ami croit-il que c'est lui, par sa seule force mentale, ou magique, qui soutient et fait voler cet esquif ! Bien sûr, il n'a pas vu, ou plutôt pas identifié, les susmas chargés de ce travail. Et il n'a pas imaginé, en l'absence d'ailes, la moindre force mécanique capable de réaliser cet exploit. Donc, si ça vole, c'est de la magie, ou du pouvoir. Et la magie, le pouvoir, c'est l'affaire des hommes, pas des machines !
Sacré Clapa, pense Kay ! Tu as l'air de savoir beaucoup plus de choses que ton apparence de primitif ne m'a fait supposer. Tu n'as sans doute pas fini de m'étonner. Et puis, tu as l'habitude de la puissance toi-même ! Ne fais-tu pas "briller les dolmens, chanter les menhirs" ? Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? J'espère que j'aurai l'occasion de le voir un jour !
«Te souviens-tu du goros, à la chasse, et de la façon dont je l'ai porté ?
- Oui. Tu y avais fixé un de tes objets magiques, et tu as ordonné à celui-ci de t'aider, encore que je n'aie entendu aucune incantation, aucune formule.
- Et lorsque j'ai récupéré l'or, chez les Celtes ?
- Bien sûr, tu as procédé de même, avec un de tes serviteurs magiques. Il s'approchait du feu, en bas, et toi tu lui donnais des ordres depuis la barge, en haut. Là encore, tu n'utilisais pas de paroles. Ta magie est bien silencieuse, Kay...[15]
- En effet. Mais pour la barge elle-même, alors ?
- J'ai bien vu qu'il y a des objets de puissance magique, à divers endroits, et que tu les actionnes en les touchant de différentes façons. Et justement, tu es là, présent, pour leur donner des ordres. Peuvent-ils garder tes ordres en mémoire et les exécuter pendant des jours entiers, Kay ?
- Pendant des années, mon ami. Ces objets, mes serviteurs, sont d'une loyauté absolue et d'une fidélité totale aux consignes que je leur donne. Ils n'ont pas besoin de ma présence pour continuer à m'obéir.
- Et que leur donnes-tu en échange ? Car sûrement, même le plus obtus et le plus bas des serviteurs a besoin d'une récompense de son maître pour avoir du cœur à l'ouvrage !
- Tu as tout à fait raison, Clapa. Mes serviteurs, tous, du plus petit au plus grand, attendent une chose de moi, et une seule : du métal, un métal rouge dont j'ai relevé la présence dans le creuset, avec l'or. Peux-tu me dire le nom de ce métal, dans ta langue ?
- Nous mélangeons deux métaux avec l'or pour le durcir : l'argent, frère cadet de l'or, qui est blanc parce qu'il n'a pas encore reçu la lumière; et le métal rouge, vrai détenteur de la lumière, le cuivre, frère aîné de l'or. L'or lui-même, jaune, n'a que le reflet de la lumière. C'est donc du cuivre que tu donnes à tes serviteurs ?
- Oui. Ils s'en nourrissent. Les plus petits, comme le harnais qui a soulevé le goros, n'ont besoin que d'un morceau de cuivre gros comme mon pouce pour me servir fidèlement pendant un an environ. Les serviteurs qui soulèvent la barge et la font se mouvoir ont besoin d'une barre de cuivre de la taille de mon avant-bras pour travailler en plein effort pendant un an; au repos, comme ici dans la grotte, ils pourront tenir plusieurs années avec la même quantité. Mon principal serviteur, le vaisseau avec lequel je suis venu d'un autre monde, consomme guère plus de cuivre que la barge, lorsqu'il est lancé dans l'espace; mais pour quitter une planète comme celle-ci, ou pour y atterrir, il a besoin de vingt ou trente barres de cuivre, qu'il dévore en quelques minutes !
- Il le dévore ?
- Il en absorbe toute la... lumière, comme tu dis. Il n'en reste qu'une poussière grise, sans valeur[16].
- As-tu une bonne provision de cuivre pour tes serviteurs ?
- Assez pour tous ceux que j'ai ici, pour des années, oui. Mais il faudra qu'un jour je renouvelle ma provision. Avez-vous des mines [17] de cuivre chez vous, les Gaulois ?
- Quelques-unes, et l'on en trouve aussi des pépites dans l'Ardesca, comme on y trouve de l'or. Mais s'il en faut de grandes quantités, on peut en acheter aux marchands phéniciens qui accostent près du rivage des Salyens [18]. Ils en apportent des lingots entiers, de l'île de Cuivre.
- L'île de cuivre ? Une île porte le nom de ce métal ?
- Oui. Les gens de là-bas la nomment Kupra, ou Chupra, dans la langue du commerce, qui est celle des Danéens [19]. Elle regorge de cuivre, qu'ils extraient pour le vendre. Ils vendent aussi de l'étain, qu'ils sont allés chercher dans les îles du nord [20], et dont nous nous servons, allié au cuivre, pour faire le bronze de nos armes.
- Et contre quoi accepteront-ils de me vendre du cuivre ?
- De l'or, évidemment. Ou de l'orichalque, un autre métal blanc, mais si rare que nous-mêmes en manquons. De l'or fera tout à fait l'affaire.
- Vous achetez du cuivre avec de l'or ?
- Le cuivre est le meilleur des métaux. Il est la vie, il est la lumière, il est divin. L'or n'est rien. Ces fous de Phéniciens le préfèrent. Nous en avons en abondance.
- Vous avez donc tant de mines d'or ?
- Non. Quelques-unes, peu productives. Ce sont nos druides qui fabriquent l'or, à partir de métaux vils comme le plomb. Mais les Phéniciens n'en savent rien. Nous n'allons pas les détromper, tout de même ! Grâce à notre or, qui ne nous coûte rien, nous pouvons obtenir tous les biens qui nous sont nécessaires. Tu pourras faire de même.
- Mais je n'ai pas d'or...
- Mais nous, les Gaulois, en avons, comme je viens de te le dire. Et si tu en as besoin, il sera à toi. Tu m'as sauvé, Kay, tu as sauvé mon honneur, et tu as vengé les villageois de la Droma. Tu auras ton cuivre, mon frère ! Et puis, nous verrons ce que nous pouvons déjà te donner sur les réserves de la tribu.
- Les druides ne fabriquent-ils pas directement le cuivre ?
- Non, c'est impossible. La lumière ne se donne pas. On ne peut que la recevoir. Dieu seul donne la lumière. [21]»
Tout en discutant, les deux hommes ont fait leurs préparatifs. Le Gaulois, avec le cuir du goros et d'autres petits animaux qu'ils ont tués, a profité des heures d'oisiveté du voyage pour confectionner des sacs à dos, des besaces et de petites sacoches. Ces objets se révèlent fort pratiques pour emporter tout ce dont ils ne veulent pas se séparer : réserves de vivres, armes, vêtements, outils, tout cela sera en évidence, par-dessus; mais en dessous, Kay compte cacher des choses que les Gaulois ne comprendraient pas : un petit générateur électrique, des lasers et autres armes sophistiquées, des barres de cuivre pour les susmas et le générateur, des torches lumineuses, des lunettes à infrarouge, des communicateurs, des télécommandes. Et quelques-uns de ses vêtements de "civilisé", pour ne pas rompre entièrement avec le passé...
Les sacs sont lourds. Clapa s'apprête à en charger un sur ses épaules, le plus gros, lorsque Kay l'arrête :
«Oublies-tu mes serviteurs, mon ami ? Allons-nous porter nous-mêmes ces pesants fardeaux sur les sentiers de chèvres de la falaise ? Au risque de nous rompre le cou ?
- Mais... tes serviteurs pourront-ils supporter tout ce poids ?
- Le plus faible des deux susmas - c'est le nom que je donne à ces harnais qui m'aident à soulever les objets - portera aisément tous nos sacs. L'autre se chargera de nous deux.
- Comment cela ?
- Regarde ! Je le fixe autour de mon torse et entre mes jambes, c'est ainsi qu'il est prévu. Tu monteras sur mon dos. As-tu bien fixé ces sacs ?
- Oui, je crois. Vérifie. Les sangles du... susma... sont-elles solides ?
- Aucun de problème de ce côté. Bon, tu vas apprendre à manœuvrer ce "serviteur" là. Vois-tu la petite surface noire sur la boucle de ceinturon ?
- Oui.
- Passe tes doigts doucement dessus, sans appuyer. Voilà, comme ça. Sens-tu les petits creux sous tes doigts ? »
Kay donne rapidement à son ami un cours de maniement du susma, sans lui en expliquer les détails, mais de façon qu’il puisse s’en servir seul en cas de besoin. Puis il lui demande de tester son apprentissage en annulant le poids des sacs...
Clapa, timide, effleure à peine les commandes et n'obtient rien. Il essaie à nouveau, appuie trop fort, et les sacs, prisonniers du harnais, s'élèvent brusquement. Kay s'y attendait, et les rattrape de justesse, en riant. Il les maintient à bonne hauteur tandis qu'il explique à Clapa où il a commis une fausse manœuvre. Après quelques essais, le Gaulois parvient à manier correctement l’appareil.
Clapa, toutefois, a encore une inquiétude :
« Comment allons-nous diriger ces sacs, et nous diriger nous-mêmes depuis l'autre susma ?
- Nous n'aurons pas besoin de ces commandes. Le poids des sacs est annulé, il nous suffira de les pousser de la main tandis que nous manœuvrerons nous-mêmes. A vrai dire, tu t'occuperas des sacs, et moi je commanderai notre susma.»...
[1] Le praséodyme et son « jumeau » le néodyme existent à l'état de traces infimes sur la Terre.
[2] Mot désignant indifféremment le fer et l'acier en Gaulois.
[3] Le sanglier.
[4] Le mot que l'on cite généralement pour désigner le chêne en Gaulois est DERVO, mais il est en fait de racine celtique. Le vrai mot gaulois était CHÊNA.
[5] C'est un mot gaulois.
[6] Le nom a survécu jusqu'en français moderne : on trouve encore le patronyme « Claparède » dans le Massif Central, et le mot "clapas", en patois cévenol, désigne un tas de pierres.
[7] Les Gaulois prononçaient en fait "Calett"
[8] La Cèze
[9] Il s'agit de la grotte Chauvet
[10] A moins que ce ne soient eux, les seuls vrais Gaulois !
[11] Le Rhin. Les Grecs et les Romains l'appelleront Eridan
[12] Aubenas, installée depuis l’époque néolithique dans sa partie basse, au bord de l’Ardèche (ce que l’on appelle aujourd’hui Pont d’Aubenas).
[13] L'Ibie.
[14] Les peintures de la grotte Chauvet sont estimées à 35000 ans environ, soit au moment du passage de l'Homme de Néanderthal (les Robics) à l'Homme de Cro-Magnon, l'homme moderne.
[15] Petite digresssion : les Rois Mages, dit-on, étaient appelés « mages » parce qu’ils savaient prier Dieu en silence...
[16] Du manganèse.
[17] Le mot "mine" est d'origine gauloise...
[18] La Côte d'Azur...
[19] Les Grecs. On dit aussi : Dananéens.
[20] En Grande-Bretagne, en Cornouailles.
[21] Toutes ces considérations de Clapa sur les métaux sont évidemment de nature alchimique....Richard Bach.