Jérôme David (« jidi ») Salinger vient de disparaître. Il reste l’homme d’un seul livre, écrit en 1953. Roman culte depuis trois générations, ‘L’attrape cœurs’ marque l’irruption dans la littérature (donc dans la société) de cette nouvelle classe d’âge de la prospérité : l’ado.
Salinger vous envoie sa dose de ‘rebel without cause’. Holden boy, 16 ans, maigre et taille adulte, est mal dans sa peau. Normal à cet âge. Il ne fout rien au collège et l’internat huppé où ses parents l’ont mis le vire à la fin du premier trimestre. Il doit partir le mercredi mais quitte l’endroit dès le samedi soir sur un coup de tête. Il va errer dans New York, sa ville, rencontrer des chauffeurs de taxi, des putes, des pétasses, d’anciennes copines, un ex-prof. Il va se faire rouler, un peu tabasser, va fumer, picoler, tripoter, dans cet entre-deux d’adulte et de môme qui caractérise les seize ans.
Il n’a pas envie de faire semblant comme le font les adultes, de jouer un rôle social, de travailler pour payer, de « se prostituer » à la société. Mais il n’est plus un môme, âge qu’il regarde avec émerveillement pour sa sincérité, avec attendrissement pour ses terreurs et ses convictions. Ni l’un, ni l’autre - il se cherche dans cette Amérique d’il y a 65 ans, mais déjà très moderne. Certes, les adolescents n’y sont pas majeurs avant 21 ans, mais ils sont laissés en liberté et peuvent entrer et sortir du collège sans que personne ne les arrête. Ils pelotent les filles mais ne vont pas plus loin sauf exception. Ils trichent sur leur âge en jouant de leur taille et en rendant plus grave leur voix. Cela pour boire de l’alcool – interdit aux mineurs – ou fumer comme les grands. Ils ont envie mais trouvent tout rasoir ; ils détestent le mec ou la nana en face d’eux mais regrettent leur présence quand ils sont partis ; ils détectent le narcissisme ou la fausseté chez leurs condisciples mais restent au chaud dans leur bande. Ils ne savent pas ce qu’ils veulent.
Ce qu’ils craignent en premier est de devenir adultes. En second, de devenir pédé. C’est un véritable fantasme américain des années 50 que l’inversion : une tentation permanente et la hantise de la contagion. Comme si le mal – qu’on croit héréditaire - devait se révéler sur un simple attouchement. Stradlater, copain de chambre de Caufield au collège : « Il circulait toujours torse nu parce qu’il se trouvait vachement bien bâti. Il l’était. Faut bien le reconnaître » p.38. Luce, son ancien conseiller d’études, de quatre ans plus âgé : « Il disait que la moitié des gars dans le monde sont des pédés qui s’ignorent. Qu’on pouvait pratiquement le devenir en une nuit si on avait ça dans le tempérament. Il nous foutait drôlement la frousse. Je m’attendais à tout instant à être changé en pédé ou quoi » p.175. Mister Antolini, son ex-prof qui le reçoit un soir chez lui, avec sa femme, pour qu’il dorme sur le divan : « Ce qu’il faisait, il était assis sur le parquet, juste à côté du divan, dans le noir et tout, et il me tripotait ou tapotait la tête » p.229. Rien de plus et ça suffit à le faire sauter du lit en slip pour s’enfuir en courant.
Holden Caulfield se liquéfie en revanche devant les gosses. Il est tout sensiblerie. Il évoque son frère Allie, mort d’une leucémie à 11 ans, lui en avait 13. Il s’était alors brisé le poignet à force de défoncer les vitres du garage pour dire sa rage. Sa petite sœur Phoebé le fait fondre. C’est elle, la futée, qui l’empêchera d’agir en môme à l’issue de son périple. Lui voulait partir en stop dans l’ouest pour devenir cow-boy ou quelque chose comme ça. Elle lui a collé aux basques pour partir avec lui. Il s’est rendu compte aussitôt de tout ce que ça impliquait, de tout ce qu’elle allait perdre – et lui aussi. Ses yeux se sont ouverts, il a découvert sa maturité incertaine, sa responsabilité adulte envers sa petite sœur.
Je ne sais plus si j’ai lu Salinger quand j’étais moi-même ado. Si oui, cela ne m’a pas vraiment marqué. La traduction vieillie garde ce tic des années 1980 d’ajouter « et tout » à chaque fin de phrase. C’est d’un ringard ! La traduction que j’avais lue datait d’encore avant et ce n’était guère mieux. C’est le problème de trop vouloir coller à l’argot ado : ça s’use extrêmement vite. Avantage : ça plaît à l’âge tendre.
Le titre, ‘L’attrape-cœurs’, vient d’une chanson d’époque, « si un cœur attrape un cœur qui vient à travers les seigles… » En même temps d’un poème de Robert Burns qui parle de « corps » qui vient à travers les seigles. Mais pour les ados, c’est pareil, le cœur se confond avec le corps, tout confondu par les hormones. Ce n’est qu’en devenant adulte qu’ils font la distinction et 16 ans est l’âge charnière. J.D. Salinger raconte très bien cet entre-deux. A faire lire à votre Holden boy, si vous l’aimez et qu’il a dans les 16 ans.
J.D. Salinger, L’attrape cœur (The Catcher in the Rye), 1945, traduction française 1986, Pocket 2008, 253 pages, 4.75€ - ou en anglais pour les puristes (langue fluide et poétique), 9.84€
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