Desire.
Objectivement, c’est un bon album.
Moi, j’aime dire que c’est un grand Dylan.
Objectivement, il est inégal.
Moi, je le trouve parfait.
Pas facile de l’évoquer.
Va falloir que je vous parle de moi.
Et que j’aille puiser dans mes souvenirs.
Je reprends l’histoire là où je l’avais laissé.
« No Direction Home », la découverte.
La Bretagne, « Highway 61 Revisited ».
Et puis à la rentrée, je vais prêcher la bonne parole à mes amis.
C’est là que commence la manie que j’ai à tout rapporter à Dylan.
Par chance, l’un d’entre eux semble plutôt intéressé. Il me dit ne pas connaitre grand-chose au Zim, mais que ses parents possèdent un disque qui l’a toujours envouté : « Desire ».
Tiens, connais pas. Moi je me suis arrêté à 1966. À l’accident de moto. Il y a une vie après « Blonde On Blonde ». Généreux, ce pote accepte de me prêter l’album.
Qui va m’accompagner pendant un week-end de septembre. Et ne plus jamais me lâcher.
Bon je lui ai rendu, mais j’ai aussitôt acheté le CD.
Avant de découvrir les merveilles du Dylan seventies, je suis resté bloqué sur « Desire », pendant de longs mois, ne pouvant me séparer de mon trésor.
Je suis tombé amoureux du Dylan gitan, de cette période sombre, où en plein divorce il noyait son chagrin dans l’alcool, de cette tournée colorée où il se peignait la gueule en blanc. Réunissait une joyeuse troupe et animait son cirque ambulant avec fureur.
Si « Desire » est si particulier, c’est qu’il dégage une atmosphère unique dans la discographie de Dylan. On y trouve des violons, des plumes, de drôle de chapeaux, des parfums nouveaux, de l’encens, et le roi des gitans qui trône fièrement sur l’étrange pochette.
« Hurricane » donne le ton. Des violons trouvent un chemin dans l’obscurité, tourbillonnent doucement puis accélèrent, bientôt rejoint par la batterie et par une avalanche de mots. Dylan revisite l’histoire de Rubin Carter, injustement mis sous les barreaux, il nous balance une protest-song d’un nouveau genre, longue de huit minutes, qui déroulent les faits, pointe du doigt les faiblesses de la loi, il donne vie à une galerie de protagonistes dont les noms résonnent, et signe la plus entêtante de ses compositions, un nouveau classique, sincère ou pas, on s’en fout, l’important n’est pas là. Puisqu’on est envouté, on entre dans le chapiteau, on est le bienvenue chez les gitans.
« Isis » frappe encore plus fort, et le phrasé de Dylan fait des merveilles sur cette histoire de mariage gitan, de déesse égyptienne, encore un long morceau qui titube sans jamais tomber, sans jamais lasser. Une chanson d’amour fantasmée, une ritournelle enfumée. Qui se termine par un voyage au « Mozambique » plein d’exotisme et de douceur, oh que j’aime la batterie sur cet album !
Puis vient le duo « One More Cup of Coffee/Oh Sister ». Je dis le duo car il m’est impossible de les savourer séparément. Deux complaintes qui me font trembler. Elles sont belles à pleurer. La première, avec son intro qui nous propulse au sommet d’une colline, qui nous prend dans la main et nous fait entrer dans la cabane d’une belle gitane. Son père est un hors la loi, sa sœur voit le futur, et on ne peut plus la quitter cette femme mystérieuse, qui fait brûler de l’encens et agite ses colliers, ses perles. Les violons ont cessés de tourbillonner, ils se font l’écho d’une profonde mélancolie. On suit la belle gitane sur la plage et l’on marche au bord des vagues. « Oh Sister » nous emporte, nous ferait presque croire en Dieu, allumer un cierge dans le sable et faire l’amour au crépuscule, bercé par l’océan.
Sur cette même plage, au coin du feu, la communauté est réunie pour entendre l’histoire de Joey, le bandit. Qui a ouvert les yeux au son d’un accordéon. Qui est en vrai une ordure de la pire espèce mais qui se transforme ici en antihéros attachant. Onze minutes emplies de lyrisme, où la voix de Dylan mêlée à la batterie est une fois de plus hypnotisante. Et tout le monde reprend en chœur le nom du roi des rues, de l’enfant d’argile, alors qu’un doux soleil se lève à l’horizon.
On retrouve alors la belle gitane et on lui fait la cour. Sur un air de tango, « Romance in Durango ». Les chevaux dansent sur la plage, sa robe ondule sous le soleil ardent, et on la suit jusqu’au Mexique, aveuglé par tant de beauté. Elle se cache derrière les ruines Aztèques, elle fait sonner les cloches du village et elle s’enfuit dans le désert. On est perdu, quelque part en Amérique Latine, la guitare en bandoulière, un gitan solitaire. Au loin, la batterie résonne, en sourdine, puis monte crescendo et l’on monte à cheval, pour partir à sa recherche. Un voyage épique, où l’on traverse les Alpes, la Méditerranée, pour atterrir en Grèce et s’échouer sur une plage abandonnée. Loin de la communauté, loin de chez soi, loin d’elle. Le feu est éteint, il ne reste plus qu’une sombre fumée. Et l’on pleure, sous la lune de « Black Diamond Bay ».
Allongé sur une dune, ivre, bouleversé, en larmes. Tu es seul, maintenant, comment tu te sens ? Tapes du poing dans le sable, hurles son nom à la Lune. Un violon t’accompagne, enveloppe ta douleur. Tu gueules son nom, tu es bouffé par les regrets, tu es une épave qui gît sur le rivage. « Sara », ne me quitte jamais, ne t’en va pas. Le roi des gitans meurt dans un océan de désespoir, noyé dans ses souvenirs.
Et l’album se termine. Je l’aurais écouté partout, mais rien n’égalera ces moments passé à la campagne, sous la canicule, à le passer en boucle, assis dans l’herbe, tirant des bouffés de joins, seul, le cœur brisé. Les cigarettes qu’on a fumées brûlent encore quelque part dans cet album, mes souvenirs sont vivants et se cachent dans cet album, prêt à resurgir derrière les violons. De toutes les périodes de Dylan, la parenthèse gitane est la plus envoutante. Et « Desire » figure dans mon classement des intouchables, au même rang que la trilogie acoustique, que la trilogie électrique, que « Nashville Skyline » et « Blood on the Tracks ».
C’est un monstre de désespoir boursouflé, grandiloquent, et traversé par une douce folie.
Je ne m’en séparerais jamais.