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Chapitre 7 - Les Javelles [1]
«Je suis heureux que tu sois rentré si vite, Kay. Il faut que je t'indique ton rôle dans les cérémonies, et nous avons peu de temps pour répéter.» Le druide, Esugenos, n'est ni mécontent, ni impatient. Son attitude démentit ses paroles pressantes : il n'a aucun doute sur le bon déroulement des rites à venir. Mais c'est vrai qu'il a beaucoup à apprendre à Kay, et toute la fin de la journée, puis tard dans la nuit, en compagnie des principaux autres acteurs de la célébration, ils travaillent l'étiquette, le protocole, le rite.
Clapa, présent, ne semble pas concerné par ces répétitions. Son rôle à lui, bien précis, semble tellement confirmé par la tradition, tellement fixé, qu'il n'a besoin d'aucune remise en mémoire. Il se contente d'aider les autres, de donner son avis, de seconder le druide dans son rôle de professeur. Discret, effacé, il ne vole jamais la vedette à Esugenos, mais intervient toujours à bon escient, pour renforcer son propos, mettre en valeur ses recommandations. Une amitié semble les lier, et aussi quelque chose de plus mystérieux, un lien mystique.
Les deux hommes ont le même âge. Kay apprendra plus tard qu'ils étaient tous deux étudiants de Teutomatos, pour devenir druide, et que seul Esugenos a été jugé capable de parvenir jusqu'au bout de l'initiation. Clapa, qui s'appelait alors Bihartos, le Petit Ours, a reçu en compensation, du vieux druide une formation de claparède, le Cavalier des Pierres. «Le terme de "cavalier", appliqué à un homme ou à un métier, a expliqué un jour Esugenos, ne signifie pas forcément que l'homme monte à cheval, ou se sert d'un cheval pour exercer son activité. Il s'agit d'une référence à la "cabale" en Berlaphéné, au sens symbolique du terme. Cela désigne celui qui a maîtrisé sa monture, celui qui est parvenu au sommet de son art. Clapa est un maître dans l'art des pierres.»
Kay réalise que, loin d'être un simple artisan, son ami a un rang sacerdotal à peine inférieur à celui du druide, et supérieur à tout autre dans le village. Même le barde, Audagos, n'a pas un statut aussi élevé. Et le chef Bogiorix ne manque jamais de l'inviter à son conseil lorsqu'il y a des décisions à prendre.
Au petit matin, tous vont se coucher. Ils peuvent se reposer pendant la majeure partie de la journée, le rite ne commençant qu'une heure avant le coucher du soleil d'équinoxe.
Au début de l'après-midi, Kay est réveillé doucement par Diouhogna, qui lui apporte à manger. Il se restaure en discutant avec elle des dispositions prises avec le druide. Elle, une fille du village, connaît déjà tout le détail de la cérémonie de mariage, et elle ne sera que spectatrice du reste. Lorsque Kay a mangé, elle lui dit :
«Ambigat veut te voir. Je vais aller chez ma mère jusqu'à ce soir.»
Le guerrier s'annonce peu après le départ de la jeune femme, porteur d'un volumineux ballot.
«J'ai pensé que tu n'avais sans doute pas grand-chose comme garde-robe d'apparat ! Il faut pourtant que tu sois beau pour la célébration. Nous sommes presque de même taille, je t'ai apporté quelques-uns de mes vêtements. Essaye-les.»
L'heure qui suit, les deux hommes, riant comme des enfants, choisissent, éliminent, hésitent. Finalement, Kay, qui regrette l'absence de miroir, se retrouve affublé de splendides braies noires ornées de franges dorées sur le côté des jambes, avec un ceinturon de cuir large à boucle de bronze et clous de cuivre. Pour le haut, il est vêtu d'une veste de peau souple, d'un cuir blond et fin, agrémentée de clous et de boutons d'or. Elle est tellement agréable au contact de la peau qu'il a l'impression de porter une chemise [2], et de fait, Ambigat lui passe un gilet de laine tissée, aux riches couleurs, par-dessus. «Il risque de faire froid, cette nuit. L'été est fini !»
La question du couvre-chef est plus difficile à résoudre, les crânes des deux hommes n'ayant pas la même forme. Celui de Kay, comme tous ceux de son peuple, est allongé vers l'arrière, en forme d'olive. Ambigat, ainsi que tous les Gaulois, a la tête très ronde. Aucun de ses casques ne s'adapte vraiment au chef de Kay, et la vision qu'il offre avec l'un d'eux doit vraiment être grotesque, car Ambigat éclate de rire.
Finalement, une solution est trouvée avec un simple bandeau de cuivre souple entrelacé pour domestiquer la chevelure. Il n'aura rien sur le crâne. Après tout, le ciel ne va probablement pas leur tomber sur la tête cette nuit !
Ils ont juste fixé leur choix définitif lorsqu'une rumeur, qui enfle bientôt jusqu'à un vacarme, attire leur attention. Dehors, venus du village entier, cent à deux cents enfants et adolescents défilent bruyamment, chahutant et criant, au point de masquer presque complètement la petite fanfare que mène le barde Audagos. Fifres, carnix, bombardes et tambourins s'en donnent pourtant à cœur joie ! Kay n'a pas l'occasion d'apprécier la qualité mélodique de l'ensemble dans tout ce bruit; même Ambigat semble surpris par l'ampleur de la manifestation. «Par Bélénos, jure-t-il, on se croirait au combat.»
L'explication leur est donnée quelques instants plus tard par le jeune frère de Diouhogna, Cernomat, qui quitte le cortège pour venir saluer son oncle. «C'est fantastique, ce sera la plus belle fête que nous ayons vue, il y aura deux fois plus de monde que d'habitude ! Les druides venus pour l'intronisation d'Esugenos ont amené des gens de leurs villages, des jeunes surtout. Il va y avoir deux mariages en plus de celui de Kay et Diou, et les jeunes mariés sont aussi des guerriers, ils participeront aux joutes !»
Il se rend compte alors de la tenue de Kay.
«Fichtre, tu es vraiment très beau, Kay. Ma sœur va devoir surveiller les autres filles !
- Avez-vous ramassé la paille de blé, demande Ambigat ?
- Oui, nous la portons en cortège au champ du Dolmen. Tous les champs ont été ratissés.
- Et les boucliers de bronze ?
- Il y en a plus de cinquante ! Les gens des trois autres villages en ont apporté dix chacun. Clapa va avoir du travail à les disposer !
- Je ne me fais pas de souci pour lui. C'est le meilleur claparède de tout le pays helvien.»
Le jeune repart en courant pour rattraper le cortège.
Lorsque le soleil n'est plus qu'à une largeur de main au-dessus de l'horizon [3], les deux hommes sortent de la maison et se joignent aux nombreux groupes qui tous se dirigent vers le champ du Dolmen.
Kay n'y était jamais allé. C'est pourtant tout proche du village, une grande clairière plutôt qu'un champ, et en son extrémité ouest, dégagée vers la rivière, se trouve un dolmen. Une longue table de pierre posée sur de gros blocs forme une sorte de petit tunnel, ou plutôt de grotte, dont l'entrée est à l'est. Le côté opposé n'est pas bouché par des blocs, mais utilise la configuration du terrain pour s'enfoncer dans le sol, si bien que de l'extérieur, il est impossible de savoir jusqu'où se prolonge la cavité. La partie visible n'a que trois ou quatre mètres de long.
Plus de dix mètres devant l'entrée, dans l'alignement de celle-ci, une curieuse collection de boucliers de bronze, au poli brillant, est disposée, et Clapa s'y affaire encore. Ils sont plantés verticalement dans le sol, en une dizaine de rangées décalées en quinconce. Leur courbure intérieure est placée face à l'entrée du dolmen, et Clapa, à l'aide de cailloux, de bâtons, incline et règle individuellement chacun d'eux, suivant une géométrie précise et mystérieuse dont il ne semble pas douter un seul instant.
En demi-cercle devant l'entrée, sauf dans l'axe des boucliers, les javelles sont disposées en petits tas, et les groupes de gens qui arrivent vont s'asseoir à proximité, chaque nouvel arrivant y ajoutant qui un fagot de bois, qui des pommes de pin, des rameaux de buis, du romarin, du laurier, des touffes de thym sec cueilli au début de l'été et conservé pour cette occasion.
Le barde, entouré de quelques jeunes gens, tous porteurs d'un instrument de musique, joue lui-même de la flûte. La mélodie est lente, lancinante. Le battement sourd des tambours ne vibre qu'une fois toutes les deux ou trois secondes. Une trompe grave émet une basse continue, comme le vent à l'entrée d'une caverne. Au rythme de la respiration du musicien, une bombarde reprend la même note à l'octave. Seule la flûte d'Audagos est vraiment chantante.
Deux jeunes, avec des fifres, jettent à intervalles irréguliers des stridences brèves et poignantes dans l'air qui fraîchit. Kay, habitué aux arpèges éthérés des synthétiseurs de son monde, n'a jamais entendu rien d'aussi prenant que cette musique. Cela le saisit aux tripes, le laboure et le travaille, et dans le même temps, son esprit est entraîné dans une étrange nostalgie de quelque chose d'inconnu, oublié, perdu, et toujours regretté.
Les villageois, au fur et à mesure qu'ils s'installent autour des faisceaux de javelles, cessent leurs discussions, et se laissent prendre dans l'ambiance fantastique qui s'établit progressivement sur ce champ. Puis, de façon presque imperceptible, s'élève un nouveau son. Kay a du mal, au début, à percevoir son origine, puis il se rend compte que c'est la foule qui chante : sans mélodie, à des hauteurs différentes selon la voix de chacun, le peuple assemblé prononce la voyelle "a", comme en réponse au leitmotiv de la trompe. Ce chant, discret d'abord, enfle comme de nouveaux participants y ajoutent leur voix.
Les trois druides venus des villages voisins montent sur la table du dolmen, et se tournent vers le couchant. Esugenos les rejoint bientôt; il reste d'abord face à la foule, lève les bras. La flûte d'Audagos se tait. Le druide pousse un cri étrangement modulé qui semble issu d'un instrument plutôt que de sa poitrine. Puis il entame une invocation à voix forte, en Berlaphéné. Kay reconnaît au passage les noms des dieux Lug et Bélénos, et le mot "deiwo", brillant.
Comme le cercle du soleil touche l'horizon, Esugenos, sans cesser de chanter, se tourne à son tour vers l'ouest et les quatre druides chantent maintenant ensemble.
Au moment où le soleil jette ses derniers ors, les boucliers de bronze se mettent à étinceler de mille feux. Un immense brasier semble allumé au milieu du champ. Et la réflexion de ces éclats prend une direction unique, vers le dolmen - ou plus exactement, dans l'alignement de son couloir, vers ses profondeurs inconnues.
Ambigat, assis à côté de Kay, lui souffle : «La chambre secrète, où le jour ne pénètre jamais, va maintenant être éclairée, et s'allumer des feux du soleil. Elle brillera encore longtemps après le coucher de l'astre.»
Kay n'a pas le temps de demander comment cela se peut, lorsque les druides redescendent du dolmen et viennent cérémonieusement devant son entrée. Audagos, le barde, Claparédos, et le chef Bogiorix les rejoignent. Kay sait que c'est son tour. Il s'avance vers le petit groupe, et il aperçoit deux jeunes gens qui font de même. Les futurs mariés. Lorsque le groupe est au complet, les druides, suivis des autres, s'engagent dans le tunnel sombre sous la pierre.
Kay n'a pas peur, mais il est impressionné. Il perçoit toujours, venu de la foule au-dehors, le chant sourd, où perce de temps en temps le son aigu des fifres. Passés les deux premiers mètres, l'obscurité est dense, mais pas totale toutefois : il y a comme une lueur au fond, devant eux.
Les druides, devant, en masquent l'origine. Mais comme ils avancent, son intensité grandit, et bientôt ils peuvent à nouveau apercevoir leurs pieds. Encore deux mètres, et ils débouchent dans une cavité un peu plus large que le tunnel, où les dix hommes peuvent se tenir sans trop de peine. Il n'y a aucune source de lumière apparente, et pourtant, il fait clair dans cette pièce. Toutes les parois, le sol et le plafond rayonnent de la même lueur blanche, froide, irréelle. Kay comprend qu'il s'agit de phosphorescence, et s'explique ainsi l'allusion d'Ambigat sur la persistance de la lumière après le coucher du soleil.
On y voit assez pour distinguer séparément chaque individu, chaque visage. Il n'y a aucune ombre, comme le rayonnement vient de toutes les directions, si bien que les formes sont comme aplaties, les expressions figées, les teints cadavériques.
Les druides recommencent à chanter, sur une mélodie différente, subtile et hypnotique. Les noms de Lug et Bélénos sont encore cités, et s'y ajoutent celui d'Ogmios, et finalement Toutatis.
Ils sortent de leurs robes des fioles d'étain, et en boivent chacun une longue gorgée. Puis ils en font prendre aux autres, mais en tenant la fiole, et en s'assurant que seule une petite quantité est absorbée.
Le goût est amer et douceâtre en même temps, et presqu'instantanément, Kay sent sa langue devenir lourde et pâteuse, tandis qu'une étrange torpeur l'envahit. Il lui semble s'éloigner de ces lieux, vers quelque retraite plus étrange encore, et n'être plus qu'un spectateur. Sa conscience, en même temps, s'élargit, et il perçoit les autres hommes présents comme ne faisant qu'un avec lui... Au bout d'un moment, des lueurs colorées apparaissent à la périphérie de son champ de vision [4].
De la suite, il ne gardera qu'un souvenir confus. Esugenos s'adresse aux futurs mariés, et prédit à chacun l'avenir de son couple. Le chef Bogiorix a droit aussi à un oracle concernant l'ensemble du village. Puis les druides imposent les mains, et font boire un peu d'eau sucrée à chacun. Enfin tout le monde se dirige vers la sortie.
La nuit est tombée, mais le champ est éclairé de tous les feux allumés pendant leur absence, brûlant d'abord les javelles, puis alimentés de bois.
Le plus vieux des druides parle d'une voix forte à la foule, d'abord en Berlaphéné, puis en Gaulois.
«Par le travail des hommes, la lumière ne mourra pas cet hiver encore. Le soleil a commencé sa course avec la nuit, qui va gagner jusqu'au solstice. Mais par les Javelles, nous éclairons la nuit. Par l'Illumination des Pierres, nous éclairons les Cavernes. Par notre Foi et notre Amour des Dieux, nous éclairons nos cœurs. Sans cesse, la Lumière, la Vérité et l'Amour croissent dans le Monde, tandis que sans cesse, les Ténèbres, l'Ignorance et la Peur décroissent. Nous serons forts quand le Syd s'entrouvrira, dans six semaines, et que ses habitants nous rendront visite. Nous ne serons pas entraînés dans ce monde sans lumière. Et nous pourrons, en plus, donner de notre lumière à ceux qui le peuplent. Ainsi croît la Lumière de Lug !»
La foule reprend, en un cri puissant, «Lug !», puis se remet à chanter. Les druides distribuent maintenant une boisson, mélange dilué de ce qu'ils ont consommé sous les pierres, avec une composante tonique et revigorante qui chasse la fatigue des participants. Les chants se poursuivent une bonne partie de la nuit, et de temps en temps, un individu ou un groupe, pris d'une transe, se met à danser. Progressivement, des hommes, des femmes, des enfants, épuisés, s'effondrent et dorment là où ils sont tombés. Quelques vieilles femmes, qui n'ont pas absorbé la drogue, étalent des couvertures sur les corps inconscients.
Les quatre druides sont repartis dans les profondeurs du dolmen. «Maintenant, ils vont procéder à la véritable intronisation d'Esugenos. De ce qu'ils vont faire, nous ne saurons rien», dit Ambigat.
Kay dort. Son sommeil est profond, noir comme un abîme sans fond, et ses rêves passent comme des chevaux fous...
Clapa n'a pas participé aux chants et danses qui ont suivi le rite sous la pierre. Sachant ce qui l'attend, il est allé dormir dès qu'il l'a pu. A l'aube, un druide le réveille, et quelques jeunes gens l'aident à transporter les boucliers dans le tunnel. Là, se repérant soigneusement sur les positions des étoiles et les points de repère fixés dans la roche et le paysage, il place les miroirs à intervalles réguliers, des deux côtés de la paroi, décalés en quinconce. Ils tracent ainsi un zigzag depuis l'orifice du couloir jusqu'à la chambre secrète.
Esugenos seul s'y rend, juste avant l'aurore. Il s'y plonge dans une profonde méditation, dont il est sorti par la soudaine illumination de la pièce lorsque les premiers rayons de soleil, réfléchis par tous les boucliers, viennent à nouveau embraser la phosphorescence des murs. A l'extérieur, sur la table de pierre, les trois autres druides adressent une invocation à l'astre du jour. La foule dort dans le champ.
Lorsqu'Esugenos sort, il fait grand jour. Il monte sur le dolmen et se joint à ses confrères pour bénir les gaulois, puis les quatre religieux se retirent dans les bois. A quelque distance, dans une clairière, ils ont édifié un bûcher, sur lequel repose le corps de Teutomatos, le vieux druide. Bientôt, la fumée de l'holocauste monte au milieu des arbres.
Comme la matinée avance, les dormeurs se réveillent les uns après les autres. D'abord hébétés, transis, ils s'ébrouent, boivent un peu d'eau de leurs gourdes, puis se dirigent vers le village pour se restaurer.
Le reste de la journée est calme. Kay, qui émerge en début d'après-midi, ne voit pas Diouhogna, qui a mystérieusement disparu depuis la veille. Si elle a assisté à la cérémonie, ce devait être au milieu d'un groupe de femmes, et jamais elle n'a cherché à rejoindre son futur époux.
Peu avant la fin de cette première journée d'automne, sur la place du village, les chants et les instruments de musique convoquent à nouveau le peuple.
Kay s'y rend accompagné d'Ambigat et de Sucilla. Une estrade a été montée, sur laquelle se tiennent les quatre druides. Segogenos et Astrucos, les deux autres futurs mariés, sont déjà à leurs côtés, et Kay les rejoint. La foule, assemblée autour, laisse libre un passage en direction de la maison de Bogonina.
La musique se tait. L'attente semble éternelle. Puis la porte de la maison s'ouvre, et Bogonina sort, accompagnée de deux matrones, les mères des deux autres promises. La musique reprend alors, flûtes et harpes se répondent en de doux accords, et apparaissent enfin les trois jeunes filles.
Une longue robe blanche, du lin le plus fin, les vêt toutes trois pareillement. Leurs pieds sont nus, mais aux chevilles, des bracelets ornés de roses émettent le son cristallin de minuscules clochettes d'argent. De l'or tressé entoure leurs poignets, un diadème d'or et d'argent ceint leur front. Diouhogna et Diella ont deux longues tresses blondes dans lesquelles sont piquées de petites fleurs rouges, celles de Biriga sont brunes avec des fleurs blanches.
Derrière elles sortent dix jeunes filles en tunique rose, la tête ceinte d'une couronne de fleurs, portant de petites harpes dont elles tirent chacune toujours les trois mêmes notes, et l'ensemble forme un accord arpégé qui se fond dans la mélodie que joue le barde.
Le cortège s'avance jusqu'à l'estrade, sans y monter. La musique se tait à nouveau. Les druides lèvent les bras, et d'une même voix, prononcent une bénédiction solennelle.
Astrucos porte un bouclier de cuir léger au bras gauche, et une dague dans la main droite. Kay a son épée d'acier dans la main droite, une autre dans la gauche. Segogenos brandit une grande lance qu'il manie à deux mains.
Les trois hommes sautent de l'estrade, au pied du cortège. Les jeunes filles ont un mouvement de frayeur - cela fait partie du rite - et s'écartent.
Les futurs époux commencent alors une danse compliquée et précise sur le thème du combat, tandis que la musique rythme leur action. Tour à tour, ils s'affrontent à deux contre un, en d'éphémères alliances, dont l'enjeu semble toujours être les femmes, toutes les femmes, indistinctement. Mais sitôt que le solitaire s'éloigne, en apparence vaincu, les deux autres brisent leur pacte, se trahissent, se combattent, et une nouvelle alliance se reforme. Les mouvements du corps sont vifs, rapides, toniques; ceux des bras armés, au contraire, sont lents et mesurés, arrondis, jamais les épées ne heurtent le bouclier, jamais la dague n'égratigne la lance, jamais la lance ne balaie une épée.
Kay n'a pas répété ce ballet. Instruit par le druide de ce qu'il aurait à y participer, il s'est souvenu des chorégraphies d'arts martiaux de son monde, et a dit : je le ferai. Les deux autres jeunes gens sont familiers de ce genre de démonstration, ce sont des guerriers, et leur endurance est étonnante. Kay sent au bout d'un moment la sueur lui perler du front et son souffle se fait court, mais eux continuent sans ralentir, prêts à se battre jusqu'à la fin du monde...
Alors que chaque combattant semble à nouveau isolé, et qu'une pause s'intercale dans leur ballet, les trois jeunes femmes s'avancent vers eux, chacune vers un homme différent de son promis. Astrucos fait mine d'embrasser Diella, et aussitôt Segogenos se précipite sur lui, lance en avant, prêt à frapper. Kay s'approche de Biriga, et Astrucos l'attaque au couteau. Profitant de leur inattention, Segogenos attrape Diouhogna par un bras, et Kay se rue vers lui, épées levées.
Les protagonistes semblent dans une impasse. Tout le monde se sépare, les jeunes filles tournent autour des hommes, désemparées. A plusieurs reprises, des tentatives sont faites pour apparier un couple, mais ce n'est jamais le bon, et toujours les deux autres empêchent la jonction. La musique a pris un rythme endiablé où les percussions dominent, les danseurs accélèrent, et soudain, comme par miracle, chacun a trouvé sa promise, chacune s'approche de son futur. Tout entiers pris à leur adoration mutuelle, ils ne voient plus alors les autres, la paix s'installe faute de combattants, ils s'enlacent et s'embrassent, et commence alors, sur une musique apaisée, une danse plus calme et sensuelle.
Lorsque la mélodie change à nouveau, c'est toute la foule qui se met à danser, et l'attention est distraite des futurs mariés. Le soleil frôle l'horizon, et tout le monde semble vouloir accomplir quelque magie sauvage avant qu'il disparaisse. Comme il commence à se cacher, les druides font un signe, et la trompe retentit, figeant tout le monde. Les druides appellent d'abord Kay, Segogenos et Astrucos, qui remontent sur l'estrade. Puis c'est au tour de Diouhogna, Diella et Biriga. Les six jeunes gens sont mis à genoux, chaque couple se faisant face. Esugenos prend la parole :
«Vous êtes venus par couples, et c'est une image de l'apparente dualité de l'univers. Et pourtant, tout est trois, et vous êtes venus par trois. Car avec chacun de vos couples, il y a l'Amour, qui est une troisième personne, et qui est inséparable du foyer que vous allez fonder. Car s'il venait à s'en éloigner, alors, vous ne seriez même plus deux. Cette trinité est divine, vous devez la respecter. Il n'y a pas Kay et Diouhogna, Astrucos et Biriga, Segogenos et Diella, mais Kay, Diouhogna et leur Amour; Astrucos, Biriga et leur Amour; et Segogenos, Diella et leur Amour.
Au nom de la Trinité qui règne sur le Monde, je vous déclare maris et femmes. Kay, Segogenos, Astrucos, vous serez forts, chauds et lumineux comme le soleil, et pourtant doux et bons. Vous protégerez, vous éduquerez, vous nourrirez, vous aimerez. Diouhogna, Diella et Biriga, vous serez douces, aimantes et discrètes; vous serez la chaleur du foyer, la lumière de la lampe, la force des fondations; vous aurez la suavité des sources, la tendresse des mères, vous éduquerez, vous nourrirez et vous aimerez.
«Kay et Diouhogna, je vous déclare mari et femme.
«Segogenos et Diella, je vous déclare mari et femme.
«Astrucos et Biriga, je vous déclare mari et femme.
Que la lumière de Lug soit votre lumière jusqu'à la mort, et au-delà !»
La foule pousse une acclamation. Les mariés s'embrassent et se relèvent, puis descendent de l'estrade en compagnie des druides. Tous se fondent dans la liesse générale, on les acclame, on les porte, et les premiers feux sont allumés tout autour de la place tandis que le soleil déjà caché éclaire encore de rouge quelques nuages bas.
Le banquet dure une partie de la nuit, mais il faut songer à aller dormir, le jour suivant, dernier des Javelles, sera celui des joutes, et tous veulent être en forme pour gagner un des prix exceptionnels promis aux vainqueurs cette année...
Aussi, tout le monde est debout de bonne heure, même les nouveaux mariés, et nombreux sont ceux qui vont se rafraîchir par un bain à la rivière. A l'appel de la trompe, les combattants d'abord, suivis du reste de la population, se dirigent vers le champ du Combat.
Durant toute la matinée, les hommes qui le désirent - pas seulement les guerriers professionnels - participent à des épreuves d'adresse, de force, d'endurance et de courage. Ils peuvent ainsi montrer leur science du combat, rivaliser de bravoure, faire valoir la maîtrise qu'ils ont de leur corps et leur résistance à la douleur.
Aux épreuves des armes, Kay se distingue à l'épée et à l'arc. Dagolitos et Borbofaber s'affrontent dans une épreuve titanesque de lancer de tronc d'arbre, que Borbofaber finit par emporter. Ambigat gagne à la lance et au bâton, Dordoviros est le meilleur au javelot, Nertoviros à la massue. Bituit n'a pas son pareil pour faire sortir du cercle son adversaire, armé d'un simple bouclier. Eporédax est le meilleur cavalier.
Les visiteurs, Segogenos et Astrucos, se comportent aussi très honorablement à la hache de guerre et à la course.
Lorsque viennent les combats à main nue, les hommes les plus forts, les plus massifs s'y présentent. Les guerriers nobles dédaignent un peu ces épreuves, qu'ils jugent seulement dignes des ambactes et des hommes frustes qui manient la charrue ou la hache toute la journée. Aussi l'assistance est-elle surprise lorsque Kay fait savoir qu'il désire y participer.
Son premier adversaire est Rouxos, le charpentier, son beau-frère, puisqu'époux d'Eponina.
Rouxos est plus grand que Kay d'une tête, et large en proportion. Il cherche à ceinturer Kay, à l'immobiliser dans ses bras puissants, à la façon d'un ours qui étouffe. Mais Kay se dégage toujours, et se joue de lui comme un chat. L'entraînement de guerre des jeunes nobles Wermani ne négligeait rien, et les arts martiaux à main nues ou aux armes blanches y figuraient en bonne part. Kay a des réflexes de combattant d’élite, il saute, virevolte, évite, feinte, et le lourd Rouxos ne peut qu'essayer vainement de le suivre et de l'attraper. Lorsque finalement Kay se baisse brusquement et lui saisit le genou en pressant du doigt un point nerveux, le géant s'effondre sans avoir compris ce qui lui arrivait. Il est tellement abasourdi qu'il n'a même pas le réflexe de continuer à se battre au sol, et Kay a vite fait de l'immobiliser, face contre terre, d'une clef au bras qui ne lui laisse aucune chance de sortir. Après un instant de stupéfaction, la foule acclame le vainqueur.
Borbofaber, qui a gagné au lancer de tronc d'arbre, sûr de sa force herculéenne, se présente ensuite pour défier Kay, et subit en peu de temps un sort similaire à celui du charpentier. Deux visiteurs d'un village voisin, dont un guerrier, n'ont pas plus de chance face à Kay. Personne, après cela, ne veut se mesurer à lui, et Bogiorix, après rapide consultation des autres arbitres - des guerriers âgés qui ne participent plus aux joutes - décide d'arrêter là les affrontements.
Une heure de battement est laissée à tous pour se reposer et se rafraîchir avant la remise des prix. Kay se retire chez Ambigat en compagnie de Diouhogna, et change de tenue. Ambigat regarde maintenant son beau-frère avec une nouvelle nuance de respect...
Au retour dans le champ du combat, Kay se sent plus frais et l'âme sereine. La plupart des protagonistes sont déjà là, et le chef Bogiorix, entouré du druide et du barde, s'apprête à prendre la parole. Kay s'approche d'eux, lorsqu'il sent un mouvement derrière lui, et se retourne rapidement. Il a juste le temps d'esquiver un coup à la tête, escamote l'épaule, et prend quand même un violent choc sur le bras gauche. Dans un réflexe, il roule au sol pour s'éloigner de son assaillant, se relève d'un bond, et, solidement en garde, attend.
Un grand guerrier brun qu'il a affronté à mains nues, celui venu d'un autre village, écumant, une massue à la main, se rue à nouveau sur lui, dans l'intention évidente de le massacrer. Il hurle des imprécations, des insultes, avec un débit accéléré qui témoigne à la fois de son immense colère, de sa frustration, et de son état d'ébriété avancée. Il appert que Kay n'est qu'un sale étranger, qu'il a vaincu son adversaire aux joutes par des moyens déloyaux, que sa virilité même peut être mise en doute, et que lui, le vaillant Fragonax, guerrier de Chauvac, va lui réduire le crâne en bouillie ici et maintenant, pas plus tard que tout de suite.
Kay esquive à nouveau, cette fois sans peine, et il tend opportunément une jambe dans celles de Fragonax, qui s'étale lamentablement. Sans attendre, Kay saute sur son dos, lui tord un bras en une clef féroce, et attend. L'homme se débat et rue comme un cheval fou, mais la prise est solide, et la douleur infligée augmente rapidement avec ses mouvements désordonnés, si bien qu'il finit par s'immobiliser, sans cesser pour autant son flot d'injures. Kay le laisse dire un moment, se préparant à proférer des paroles apaisantes, lorsqu'une longue robe blanche apparaît dans son champ de vision. Lugomat, le druide de Chauvac, se tient devant eux.
«Fragonax, tu me fais honte», dit-il d'une voix extraordinairement grave. Aussitôt, l'homme se fige, silencieux, dompté. Kay maintient sa clef, mais il sait que ce n'est plus nécessaire. Le druide poursuit : «Est-ce là façon de montrer ton courage et ta valeur au combat, que d'attaquer par derrière un homme qui t'avait vaincu de manière loyale ? Crois-tu avoir ébloui la foule ? Et ne te sens-tu pas ridicule, après avoir attaqué par traîtrise, de te trouver à nouveau maîtrisé par celui-là même que tu pensais massacrer ? Tu es une honte pour notre village, Fragonax. Je te mets à l'amende de deux plats de bronze, et tu ne participeras plus aux fêtes jusqu'au prochain équinoxe. Quant à ce vaillant combattant, Kay, il peut exiger ce qu'il veut en rétribution de tes offenses. Et estime-toi heureux que je ne te jette pas un sort !»
Fragonax frissonne, tente de lever la tête vers le druide, balbutie quelques mots, puis se tait, vaincu. Le druide reprend à l'intention de Kay.
«Je te demande de ne pas le tuer, Kayenour des Wermani. Les Gaulois ne se tuent pas entre eux pour de simples offenses, même graves. Mais tu peux demander ce que tu veux en réparation.
- Puis-je te lâcher, Fragonax ? Te tiendras-tu tranquille ?
- Je réponds de lui, dit le druide.
- Oui, dit Fragonax.
- Alors, lève-toi. Je n'aime pas m'adresser à un homme à terre.»
Fragonax se redresse, et se tient piteusement devant Lugomat et Kay. La foule s'est attroupée autour, anxieuse de voir la suite. Kay s'adresse au druide.
«Suis-je obligé de demander réparation ?
- Non. La décision t'appartient.
- Je ne demande rien. Je n'ai rien contre cet homme.
- Mais il t'a agressé lâchement, alors que tu l'avais vaincu en combat loyal.
- Il n'a pas tout-à-fait tort. J'ai bénéficié d'un entraînement de loin supérieur à tout ce qu'il a pu connaître, à tout ce que vous pouvez tous connaître. J'étais un chef de guerre, dans mon pays, et un bon combattant. Je peux vaincre en combat individuel n'importe quel guerrier gaulois, si bon soit-il; ce n'est donc pas faux de considérer que j'ai utilisé des moyens déloyaux; ou plutôt, que j'ai profité d'avantages exorbitants.
- J'ai vu ton combat contre Fragonax, tu n'as porté aucun coup interdit, tu n'as pas fait usage de prises dangereuses. J'affirme que ton combat était loyal. Le reconnais-tu, Fragonax ?
- Oui, je le reconnais, Druide.
- Alors, que décides-tu, Kay ?
- Je ne demande pas réparation. Sans approuver son acte, je comprends la colère de Fragonax. Je ne veux rien.
- Soit. Mais il offrira néanmoins dix plats de bronze au village de Vogua. A présent, l'incident est clos. Que le chef Bogiorix parle !»
Avec bonhomie et entrain, Bogiorix réussit en quelques phrases à dégeler l'atmosphère, un peu tendue depuis l'agression. Mais c'est l'apparition de Dagolitos sur l'estrade, porteur d'un lourd paquet entouré d'étoffe, qui ramène complètement l'attention de tous sur le sujet du jour, les récompenses.
«Il y a eu de belles joutes aujourd'hui, et bien des hommes valeureux ont prouvé leur courage et leur adresse. Les récompenses seront à la hauteur de ces qualités.
Traditionnellement, les combats à l'épée viennent en premier. Or, le vainqueur du jour à cette discipline n'est autre que Kay, celui à qui nous devons ces magnifiques objets...»
Tout en parlant, le chef a soulevé l'étoffe et dévoilé ce que le forgeron a apporté : huit belles épées de fer, brillantes et acérées. Un hourra de joie monte de la foule.
«Kay, mon ami, tu as de plein droit gagné une de ces épées. Mais tu as déjà la tienne, encore plus belle. Acceptes-tu que je t'échange ton présent ?
- Certainement, chef !
- Bien. Je prends l'épée de fer qui t'était destinée, et je t'offre en échange celle-ci, en bronze certes, mais...»
Kay retient son souffle. L'arme que Bogiorix vient de retirer d'une boite de bois est un véritable chef-d'œuvre de l'artisanat gaulois. La lame est entièrement ciselée de motifs guerriers et religieux. La garde n'est qu'un entrelacs de cuivre et d'argent rehaussé de pierreries, la poignée est faite de cuir damasquiné d'or. Dans son lointain passé, Kay a été un collectionneur de vieilles armes. Il aurait donné un royaume pour acquérir celle-ci.
«... c'était l'épée d'apparat de mon père, et avant lui de cinq chefs qui l'ont précédé. Si tu juges mon cadeau honorable, Kay, il est à toi.»
Le cœur de Kay bondit dans sa poitrine. «J'accepte, chef Bogiorix. Je tâcherai d'être toujours digne de porter cette épée. Et je souhaite que celle que tu vas acquérir à la place te donne autant de bonheur qu'à moi, celle-ci.»
Les deux hommes s'embrassent. Le chef dépose délicatement l'épée dans la main de Kay, lequel, se penchant sur les épées de fer, en sélectionne une qu'il remet solennellement à Bogiorix. Les Gaulois acclament.
Le chef procède ensuite à la remise des autres récompenses. Les guerriers Ambigat, Bituit, Dordoviros, Nertoviros et Eporédax ont droit chacun à une épée de fer. A la surprise de tous, les deux dernières ne sont pas attribuées à des hommes du village, mais à Segogenos et Astrucos. Personne ne conteste pourtant, et tous semblent penser : il y en aura d'autres.
D'autres récompenses sont distribuées pour les disciplines non guerrières : des plats, des boucliers, des chaudrons, des vêtements. Personne n'est oublié. Mais le combat à mains nues n'a pas encore été primé.
«Kay a gagné à la lutte. Qui oserait le contester ?» Le silence de la foule est éloquent. Fragonax, seul dans un coin, baisse la tête. «Normalement, il devrait avoir encore une épée pour prix. Mais j'ai demandé à son meilleur ami, l'homme qu'il a sauvé, notre Claparédos, ce que je pouvais bien lui offrir. Il me l'a dit, et j'ai pris les dispositions pour cela.
Kay, quelle que soit la raison pour laquelle tu désires du cuivre, sache que tu l'auras. Nous irons au bord de la mer attendre le prochain navire phénicien ou mycénien, et nous lui achèterons du cuivre. Tu auras ton prix, dans quelques semaines. Es-tu satisfait ?
- Tout-à-fait.»
Je vais pouvoir faire redécoller mon vaisseau, pense Kay. Mais en ai-je gardé le désir ?...
[1] Javelle : paille de blé restant éparse dans les champs après la moisson ; ramassée plus tard, liée en petits faisceaux, et brûlée solennellement (chez les Gaulois), ou jetée dans les fontaines (chez les Celtes), lors de la cérémonie gauloise des Javelles, à l'équinoxe.
[2] Chemise : le mot est gaulois.
[3] Avec la main tendue à bout de bras, paume vers soi, chaque doigt entre le soleil et l'horizon représente un quart d'heure avant le coucher du soleil. Une main, pouce exclu, vaut donc une heure.
[4] Mélange de datura, d'amanite fausse-oronge, de morelle noire et d'alcool... Réveil pénible et maux de ventre garantis !...Richard Bach....